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jusqu’à l’épithalame breton, et le troisième acte renferme une page vraiment belle, une invocation de Pierre à la nature tropicale, où passe le souffle de l’Africaine, où Loti retrouve presque les accens de Vasco de Gama. À la représentation, tout cela nous avait échappé. Était-ce la faute des interprètes ? Non, car M. Delaquerrière, qui serait excellent en province, est suffisant à Paris. Mme Jane Guy ne manque ni d’intelligence, ni de distinction. Elle ne donne, a-t-on dit, en ce petit rôle, qu’une moitié de sa voix, peut-être pas la meilleure, mais acceptable pourtant. Alors, c’était notre faute, à proprement parler : un malentendu, qu’une bonne lecture a réparé.

C’est pour la musique un grand et beau sujet que la Lyre et la Harpe, une des premières odes de Victor Hugo. Pour la musique, et plus précisément pour un genre musical fort goûté jadis, aujourd’hui malheureusement un peu délaissé : la cantate. Il n’est autre, ce sujet, que l’opposition, et comme le débat entre deux âges et deux âmes de l’histoire, l’antithèse entre les deux versans de l’humanité que sépare la croix, entre le paganisme et le christianisme, célébrés en strophes alternées par la lyre profane et la harpe sainte. Historique, philosophique, morale, poétique, cette double idée est musicale aussi. Poètes, moralistes, philosophes, historiens, tous gens volontiers dédaigneux de notre art en doutent peut-être. Ils ont tort. Nous voudrions le faire voir, et montrer s’il est possible, par l’analyse comparée de l’ode et de la partition, que de ce sujet, la musique et non la poésie a su manifester la pensée et le sentiment avec le plus de force, d’éclat et de variété.

Dès le début, entre les deux premières strophes, le dialogue s’établit :


LA LYRE.

Dors, ô fils d’Apollon ! Ses lauriers te couronnent,
Dors en paix. Les neuf sœurs t’adorent comme un roi.
De leurs chœurs nébuleux les songes t’environnent,
La lyre chante auprès de toi.

LA HARPE.

Éveille-toi, jeune homme, enfant de la misère !
Un rêve ferme au jour tes regards obscurcis
Et, pendant ton sommeil, un indigent, ton frère,
À ta porte en vain s’est assis.


Il est évident que ces deux strophes, opposées par le fond et par l’idée, se ressemblent trop extérieurement et par la forme, pour que l’antithèse nous frappe du premier coup et s’impose à notre esprit, surtout à notre imagination. La lyre et la harpe parlent tour à tour une langue pareille, pareillement rythmée, à peine un peu plus