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immense ; il s’était arrangé en sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les traînées de cette voûte de temple, s’allongeaient en reflets sur l’eau immobile comme sur un parvis de marbre. » Est-il rien de plus contraire que la précision et la sécheresse d’un décor à ces marines incertaines, à ce flottement et à cette mollesse des choses !

La Bretagne peut-être a moins perdu ; trois tableaux ont fait une sensation profonde : le seuil de la chaumière de la pauvre grand’mère Moan, avec le banc où Yann et Gaud se promettent l’un à l’autre, le vieux banc qui, depuis un siècle, en avait tant vu, de ces mélancoliques amours ; puis, sur la falaise, le porche de la chapelle où Gaud, venue pour tromper son angoisse, dénombre avec effroi sur les plaques de marbre les noms de tant de Gaos qui jamais ne sont revenus ; enfin, sur la falaise toujours, la croix de pierre embrassée par la pauvre femme. L’effet de ce décor et de cette étreinte a été très grand ; il l’eût été encore davantage, si personne n’était venu relever Gaud et l’emmener, si dans la solitude et le silence du tableau vivant, la toile était descendue comme elle était montée, sur la mer infinie et muette, sur cette femme prosternée et cette éternelle attente.

N’importe, la nature échappe au pouvoir du théâtre et devrait échapper à ses ambitions. À ceux qui la veulent mettre en scène elle se refuse, et leur dit : Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Il me plaît d’ignorer votre métier, vos procédés et vos artifices. Je ne m’exposerai pas au feu de vos quinquets, le seul qui ne purifie pas. Je me prête, je me donne même aux artistes : aux peintres, aux musiciens, aux poètes. Je n’appartiendrai pas aux brosseurs de châssis ; je n’obéirai jamais au sifflet des machinistes. Je ne suis pas comédienne, moi ; je suis la grande véridique, et le théâtre peut bien imiter l’humanité tout entière, ses pensées et ses passions, il ne me copiera jamais. Il ne me dérobera ni l’azur de mon ciel, ni la fraîcheur de mes bois, ni la douceur de mes vagues, ou leur colère, ni le parfum d’une seule touffe de genêt fleurie au revers d’un fossé breton.

Qu’a-t-il fait encore, le théâtre, de la continuité du récit, qui se déroulait sans fin, comme là-bas, en Islande, les blanches mousselines de l’air et les moires changeantes des eaux ! De longs et nombreux entr’actes ont haché le poème et notre émotion. Qu’a-t-on fait encore de ces brusques retours qui rapprochaient parfois, au travers de l’espace, les êtres qui s’aiment, séparés par des milliers de lieues ! Que sont devenus ces coïncidences tout à coup dévoilées, ces tragiques synchronisâtes, et ce même soleil éclairant la mort du petit-fils, la détresse de l’aïeule et l’activité sombre de Yann, l’ami, le grand frère, le beau pêcheur silencieux !

Enfin, contre le théâtre toujours, non plus contre le matériel, mais