Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 116.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur indépendance, ils subissent l’influence des députés, et certains députés algériens ne représentent qu’une coterie locale et des intérêts électoraux, qui sont les plus particuliers de tous les intérêts. Il y a en Espagne, à quelque distance de Malaga, une bourgade nommée Estepona, où l’on se rend en treize heures par une antique diligence, attelée de huit haridelles et que, par une amère ironie, on appelle la Veloz. La route qu’elle suit ressemble fort à un casse-cou, et si la logique gouvernait les choses de ce monde, on resterait en chemin ; mais, par miracle, on finit presque toujours par arriver. Estepona n’est dans le fait qu’un petit village au bord de la mer, riche autrefois par la contrebande et n’abritant aujourd’hui que quelques pêcheurs, des gens ruinés et toute une légion de carabiniers et de douaniers. Jadis le maire et le curé de l’endroit étaient des contrebandiers fameux, on découvrit un jour un dépôt de tabac anglais sous l’autel de la Vierge. Que vont faire dans cet endroit perdu les voyageurs qui s’y rendent par la Veloz, au risque de laisser leurs os au fond d’un précipice ? C’est un mystère ; mais ce qui est plus singulier encore, c’est que d’Estepona part une ligne téléphonique, longue de trente kilomètres, aboutissant à un autre village encore plus pauvre, perché au sommet d’un rocher à pic. Le chemin que côtoient les fils est impraticable à toute diligence et même en de certains passages aux chevaux andalous, qui ont la réputation de passer partout. Un étranger demandait avec étonnement à quoi pouvait bien servir un téléphone dans ce misérable pays. — « À rien, lui répondit-on ; mais c’est un gros député de la région qui l’a demandé. » — Les choses d’Algérie ressemblent quelquefois aux choses d’Espagne. On y trouve, paraît-il, « des chemins de fer qui n’ont de raison d’être que le port auquel ils aboutissent et des ports qui n’existent que pour le chemin de fer qui y conduit. »

La France est assez riche pour payer ses fautes ; mais le système de l’assimilation, le système des rattachemens est tombé dans le discrédit, et on renoncera avant peu à faire administrer l’Algérie par des bureaux soumis à l’influence occulte de députés qui ont, sans doute, les meilleurs sentimens, mais qui sont juges et parties dans la plupart des procès qu’ils intentent. M. le président du conseil a déclaré que l’Algérie est un monde à part, qu’on ne peut l’administrer de loin, « qu’elle a besoin d’un gouverneur-général investi de pouvoirs étendus, ayant une grande autorité, une grande situation. » Rien n’est plus contraire aux principes d’une saine politique que de séparer le pouvoir et la responsabilité, et un gouvernement responsable se manque à lui-même quand il se laisse gouverner par des gens qui ne répondent de rien.


G. VALBERT.