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Molière, ils estiment qu’il vaut mieux mourir selon les règles que de réchapper contre les règles.

Ce qu’il faut avant tout à une colonie, c’est un gouvernement souple, élastique, exempt de tout préjugé, statuant sur place, s’inspirant des circonstances, s’accommodant aux situations. — « Choisissez l’homme capable, disait Carlyle, et donnez-lui carte blanche. » — Sans lui donner carte blanche, il est bon qu’un gouverneur-général soit assez indépendant pour oser avoir une volonté ; il est bon aussi qu’il ait assez de cœur pour s’intéresser passionnément à son œuvre et assez d’imagination pour comprendre des sentimens qu’il n’a jamais éprouvés, qu’il n’éprouvera jamais. Les bureaux ne se croient pas tenus d’avoir de l’imagination, et ce qui peut se passer dans la tête d’un Arabe ou d’un Kabyle sera toujours pour eux une indéchiffrable énigme.

On m’a conté que dans je ne sais plus quel district de la Tunisie, il y avait un abreuvoir où deux tribus venaient à la même heure désaltérer leurs troupeaux. Selon la coutume des Arabes, qui n’admettent pas qu’on s’amuse sans bruit et pour qui la fantasia est l’épice de la vie, chaque jour, en arrivant à l’abreuvoir, on se poussait, on se bousculait, on s’interpellait, on s’apostrophait, sans qu’il y eût jamais ni morts, ni blessés. Un jeune administrateur, fraîchement débarqué, imbu de tous les sages principes, s’indigna de ces rencontres tumultueuses, qui lui parurent un affreux scandale. Il se souvint des omnibus de Paris, et il décida que désormais on délivrerait des numéros d’ordre à ces bruyans pasteurs, que chacun ferait boire ses bêtes à tour de rôle et en silence. Grande consternation dans les tribus. Le ministre résident était un homme d’esprit ; il savait que les Arabes ont plus d’horreur pour les règlemens que pour les coups de bâton, il donna tort au pédant, et, délivrés de leurs numéros, les indigènes bénirent son nom. Croirait-on que le gouverneur de l’Algérie ayant demandé qu’un inspecteur-général des ponts et chaussées fût détaché à Alger, pour l’assister en toutes choses de ses conseils, sa demande fut rejetée ? Il lui fut répondu « qu’un inspecteur détaché ne s’inspire plus suffisamment des traditions de la métropole, quand il ne siège pas assidûment dans le conseil des ponts et chaussées. » Nous nous moquons des fétiches des Africains ; n’avons-nous pas les nôtres ? On a construit en Algérie, nous dit M. Ferry, « des voies ferrées qui pourraient être économiques et qui déjà feraient leurs frais, si au lieu de leur faire gravir, à grand renfort d’ingénieux travaux d’art, de hautes pentes désertes et à jamais inhabitables, on les eût simplement posées à droite ou à gauche, sur la plaine unie et semée de gros villages. »

La pédanterie n’est pas le pire des maux quand elle est accompagnée de l’esprit de justice. Malheureusement, sous le régime parlementaire, tel que nous le pratiquons, les bureaux ont perdu eux-mêmes