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Malaisie, poussait jusqu’à Tahiti et aux Pomotou dans le sud, jusqu’aux îles Havaï dans le nord, une race ballottée par les flots. Remonter ce courant, appeler à lui, amener au christianisme et au progrès ces tribus dispersées, éveiller en elles l’instinct de nationalité, fondre en un tout homogène ces élémens épars, séduisaient ce cerveau hardi et aventureux. Ce que Kaméhaméha Ier n’avait pu faire, lui, plus jeune, disposant de moyens d’action plus puissans, ne pourrait-il le tenter ? Et, dans son regard qui interrogeait l’avenir, je lisais la vision d’un royaume, dépeuplé par la civilisation, repeuplé par elle, réunissant sous son égide, autour d’un souverain descendant du grand Alii, ces îles fertiles, ces archipels verdoyans, condamnés peut-être, eux aussi, à voir périr la race qui les habite, étouffée dans les bras de la civilisation qu’elle appelle.

À lui aussi le temps fit défaut ; ses jours étaient comptés. Quand je le quittai, pour me rendre aux États-Unis et de là en Europe où m’appelait la tâche de réviser nos traités avec les puissances étrangères, je ne prévoyais ni les terribles événemens de 1870 ni la mort prochaine de Kaméhaméha V.

Il était le dernier du nom. Avec lui la dynastie s’éteignait. Son cousin, William Lunalilo, lui succédait, appelé au trône par un vote de l’Assemblée nationale. Il ne devait l’occuper qu’un an et mourir sans avoir réalisé les espérances des uns, les appréhensions des autres.

David Kalakaua le remplaçait. Je revois encore, il y a des années de cela, siégeant à la chambre des nobles où l’appelait son rang, ce souverain de l’Archipel havaïen. C’était alors un homme de trente-deux ans, sérieux, appliqué et à vie régulière. Le regard, intelligent et très doux, avait ce quelque chose de rêveur particulier aux races d’éclosion rapide et forcée. Son père avait été l’un des compagnons d’armes du conquérant. Son enfance fut bercée par les chants des jeunes femmes relatant, dans le mode rythmé, les hauts faits des ancêtres et les traditions des générations disparues. Puis, brusquement, la lumière s’était faite, autour de lui aussi, lumière aveuglante de notre civilisation, lueur trop intense succédant à l’obscurité.

Entre ce passé qui disparaissait sans retour et cet avenir qui surgissait radieux, semblable au soleil des tropiques se levant sur l’Océan, David Kalakaua allait, de volonté et d’instinct, vers la lumière, étudiant et pensant, mais déconcerté parfois par la terrible logique des faits. Pourquoi cette civilisation, que ses pareils et lui accueillaient à bras ouverts, débutait-elle en décimant leur race ? Pourquoi l’usage des vêtemens avait-il, en peu d’années, tué plus de cinquante mille indigènes dociles aux prescriptions des missionnaires ?