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une conquête nouvelle, une discipline, un ordre et une organisation jusqu’alors inconnus. Il pressentait en cet ambitieux l’instrument inconscient du progrès, il voyait qu’en substituant son autorité à celle de tous ces chefs qu’il dépossédait et asservissait, ce conquérant substituerait aussi l’ordre au désordre, la paix et la sécurité à la guerre et au pillage.

À Vancouver, dès sa seconde visite, Kaméhaméha fit part de ses projets et ne reçut de lui que des encouragemens et de sages conseils. L’Angleterre était alors la seule puissance maritime dont le pavillon se montrât sur ces mers lointaines, la seule à y exercer un contrôle qui prenait déjà les allures d’un protectorat. Ni la France, absorbée par sa lutte contre l’Europe, ni les États-Unis, naissans et cantonnés sur l’Atlantique, n’étaient à même d’entreprendre ces croisières de plusieurs années dont son commerce avec la Chine faisait obligation à la Grande-Bretagne. Maîtresse des mers, elle en faisait la police, réprimant la piraterie, habile à se concilier le bon vouloir des tribus et des chefs.

Le bois de sandal abondait aux îles, et déjà faisait l’objet d’un commerce maritime avec la Chine ; de loin en loin, quelques goélettes se hasardaient à mouiller au long des côtes et à acheter aux indigènes ce bois précieux. Lors de sa première visite, Vancouver obtint de Kaméhaméha sa protection pour ces trafiquans européens ; il lui promit en retour quelques présens utiles, à sa relâche suivante. Il revint, en effet, le 14 février 1793, ramenant avec lui, des côtes d’Amérique, un taureau, cinq vaches, des brebis et quelques béliers. Les grands troupeaux qui paissent aujourd’hui les pâturages de l’Archipel proviennent de ce présent de Vancouver. Pour protéger ces animaux et leur permettre de se multiplier, Kaméhaméha imposa un tabou sacré qui ne fut levé qu’après plusieurs années.

Quand, le 21 février 1794, Kaméhaméha se rendit, pour la dernière fois, à bord du vaisseau de Vancouver qui partait le lendemain, ce fut les larmes aux yeux qu’il prit congé de celui qu’il nommait son ami. Alors eut lieu entre eux un entretien qui devait avoir plus tard des conséquences qu’ils n’entrevoyaient peut-être ni l’un ni l’autre. Kaméhaméha pria Vancouver de lui envoyer d’Angleterre des missionnaires pour instruire son peuple. Vancouver le promit et Kaméhaméha lui demanda solennellement et en présence de ses chefs de solliciter en outre, pour ses sujets et pour lui, la bienveillance et l’amitié du roi d’Angleterre. Soit que Vancouver et ses officiers ne se rendissent pas un compte exact des expressions ou des intentions de Kaméhaméha, soit que l’Anglais en ce moment l’emportât sur le philanthrope, Vancouver comprit ou affecta de comprendre qu’il mettait son royaume sous