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vont à elle, séduites par ses merveilles, promptes à l’accueillir, emportées par un souffle de progrès qui gonfle leur poitrine, par un rêve d’avenir qui éblouit leur imagination.

Le monde s’ébranle, il marche, elles ont hâte de le suivre. Sur les flots bleus du Pacifique que sillonnaient seules, il y a moins d’un siècle, les légères pirogues indigènes, dans ces lointains archipels où les vaisseaux entrevus de Juan Gaetano, de Cook et de Vancouver avaient passé comme un rêve flottant, naïvement et pieusement transmis de génération en génération, les paquebots rapides, les clippers élancés de l’Europe et de l’Amérique se croisent. Une ère nouvelle s’ouvre. Forçant sa marche, doublant les étapes, la race polynésienne est venue revendiquer, elle aussi, son rang parmi les nations civilisées, sa place au soleil.

Ni hésitation ni temps d’arrêt dans son impatient élan, pas un retour en arrière, pas un regret pour le passé, depuis le jour où, domptés par la conquête, façonnés et disciplinés par la rude main de Kaméhaméha Ier, les Havaïens se sont éveillés au sentiment de leur vie nationale, et ont puisé dans la soumission à un chef de génie la conscience du rôle auquel ils pouvaient prétendre. Ce n’était encore qu’un rêve, indistinct et confus, non sans grandeur, probablement destiné à ne se réaliser jamais, mais qui aura bercé d’un lumineux espoir la courte vie d’un peuple auquel le temps aura manqué pour devenir ce qu’il pouvait être, pour montrer ce qu’il pouvait faire. Son histoire n’est autre que celle des étapes successivement franchies pour atteindre un idéal qui fuyait devant lui. Huit souverains ont régné sur ce petit peuple : la dynastie des Kaméhaméha, du premier au cinquième de ce nom, puis Lunalilo, Kalakaua et Lydia Liliuokalani, la reine actuelle. De ces huit souverains, quatre surtout, Kaméhaméha Ier, Kaméhaméha IV, Kaméhaméha V et Kalakaua incarnent en eux le rêve dont nous parlons. Ils le servirent et le suivirent.

Plus vaste que le cadre dans lequel il naquit, embrassant un ensemble de terres océaniennes soupçonnées plutôt que connues, ce rêve fut conçu par le cerveau puissant du fondateur de la dynastie. Il y voyait le complément de son œuvre ; il ambitionnait d’étendre à toute la race polynésienne disséminée dans des archipels lointains, dont d’antiques légendes affirmaient l’existence et dont les Havaïens se disaient issus, les bienfaits d’une unité nationale ; il voulait grouper une nation de plusieurs millions d’hommes autour d’un chef, qui serait lui. Cette création d’un empire polynésien, contre laquelle tout militait : les distances énormes, les moyens de les franchir, les périls de la conquête toute chimérique et impraticable qu’elle fut alors, ne pouvait germer que dans la tête d’un homme ignorant des obstacles, habitué à les voir plier