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sœur, sa fille, âgée de dix-sept ans à peine, sont incarcérées ; ses fonderies sont éteintes, et, sur sa belle maison, s’étale l’inscription : Propriété nationale. Et Beaumarchais courait toujours après ses insaisissables fusils, dont la livraison devait délivrer sa personne, sa famille, ses propriétés et ses 72,000 livres de bonnes rentes, garanties par les bons bourgeois de Genève.

Grâce à ses lettres et mémoires, nous pourrions suivre presque jour par jour le reste de l’affaire. Nous verrions par le menu comment et pourquoi les fusils, bien huilés par un armurier hollandais, dans leurs caisses bien closes, attendent en vain à Tervère que « le bon général Pichegru » pousse jusque-là et les enlève ; comment les Anglais, plus pressés, les prennent, et, en attendant l’occasion de les envoyer aux Vendéens, les font transporter d’abord de Tervère à Portsmouth, et non à Plymouth, comme le disent Gudin et M. de Loménie, qui a suivi Gudin de trop près ; comment Beaumarchais, traité de « jacobin » par les émigrés, « d’émigré » par les jacobins, condamné au silence en France, comme en Angleterre, sous peine de laisser tout deviner et de tout perdre, se terre dans un grenier de Hambourg ; comment de là il pare la manœuvre de l’enlèvement des fusils par le ministère anglais, en faisant passer les fusils en la possession d’un citoyen américain et sous la protection de John Jay, l’ambassadeur des États-Unis à Londres, et en demandant leur départ pour New-York quitte à leur faire faire en route un crochet sur un port français ; comment enfin Pitt, trop bien renseigné sur le véritable propriétaire et la réelle destination de ces armes, se les adjuge à vil prix, en juin 1795. Il ne serait pas sans intérêt de raconter, dans ses détails tragi-comiques, tout ce jeu de cache-cache, dont les biens de Beaumarchais, la liberté et la vie même de ses proches étaient l’enjeu, où il avait à lutter contre le ministère anglais d’abord et une nuée d’espions, et surtout contre ceux qui auraient dû être ses auxiliaires, contre les maladroits qui, comme l’incorrigible Lecointre déjà nommé, pour servir des manœuvres de parti, et bien que Beaumarchais s’exclamât : « Ce n’est point un parti que je sers, mais la république française, » ébruitaient de nouveau l’affaire à la tribune ; ou, enfin, contre la bande des exécrables, « qui voulaient, dit Beaumarchais, battre monnaie sur la place de la révolution, à nos dépens, d’un coup de hache sur ma tête ; » mais il y faudrait trop d’espace. Il nous suffit d’avoir éclairci les causes et les conditions de la seconde mission de Beaumarchais et d’avoir montré son entière bonne foi, reconnue de tous ses redoutables commettans, dans le renouement comme dans toute la conduite de l’affaire.