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les deux hommes se sont rencontrés et liés. Je dirai tout à l’heure ce qu’était Courbet ; Castagnary, lui, n’était pas un sot. Il a médité sur ses idées, encore bien confuses en 1857 ; il vient d’affirmer comme siennes les théories réalistes ; il commence à formuler sa double théorie du « naturalisme » et de « l’indigénat. » Tandis que, d’habitude, littérateurs et artistes se mettent en quête d’un critique docile qui leur serve de héraut et démontre leurs mérites, c’est ici le critique qui cherche un artiste dont il puisse faire la preuve de ses théories. Castagnary a donc compris de quel secours lui peut être Courbet ; je me hâte d’ajouter que, plus familier avec la peinture, qu’il s’est mis à étudier avec suite, il a senti mieux qu’au premier jour le grand talent d’exécution de Courbet. Dès ce jour, il l’adopte, et si, désormais, ils vont former un couple inséparable, des deux, c’est le critique qui sera le guide et le chef. Aussi n’hésité-je pas à regarder comme imaginée à plaisir cette anecdote, amusante d’ailleurs. Castagnary avait écrit sur Courbet un de ces articles dans lesquels il faisait de son ami le centre de la peinture. Il va le voir et attend un remercîment ; mais le peintre ne souffle mot de l’article. Le critique se décide alors à en parler : « Oui, oui, dit Courbet en continuant à peindre ; ça te fera du bien, mon garçon. » Je croirais plutôt qu’à chaque article de ce genre, Courbet, qui dissertait volontiers, aura développé avec suite chaque éloge de Castagnary.

Voici donc la partie essentielle de la palinodie. Le peintre sceptique, le traducteur de paradoxes qu’il ne comprend pas, est devenu « l’homme qui résume les seules forces subsistantes de la peinture française, celui qui, réagissant avec le plus d’énergie contre les tendances romantiques, a véritablement décidé le mouvement nouveau, le premier des peintres socialistes. » Il n’est pas seulement cela : « Il est peintre dans le sens exact du mot, PICTOR, pittore : il voit clair et rend juste. Rien de ce qui compose le monde visible ne lui est étranger ; il traite tout et avec la même facilité supérieure. Pour sa puissance et sa variété, je le rapprocherais volontiers de Velasquez, le grand naturaliste espagnol ; mais avec une nuance : Velasquez était un courtisan de la cour, Courbet est un Velasquez du peuple. » Quant à la doctrine de Courbet, contre signée par Castagnary, la voici : « La grande prétention de Courbet est de représenter ce qu’il voit. C’est même un de ses axiomes favoris que tout ce qui ne se dessine pas sur la rétine est en dehors du domaine de la peinture. » Il semble difficile d’aller plus loin dans l’éloge ; cependant, Castagnary enchérit à chaque Salon. En 1866, il confirme à Courbet le titre de « maître peintre, » que