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Michelet, que dans les tableaux ou les chroniques des contemporains.

Pour ce qui est de l’art romantique, à un moment de l’évolution artistique et littéraire de la France, il s’est produit un renouvellement de l’imagination et du sentiment. Parmi les thèmes habituels de l’art, plusieurs ont été abandonnés pour un temps, d’autres ont été repris ; la littérature a donné une expression nouvelle aux passions de l’homme ; des types d’amour et de haine, d’héroïsme et de bassesse, ont été créés. Et l’art aurait dû se préserver de la fièvre de création qui animait autour de lui l’histoire, la poésie, le théâtre ? Devant le monde enchanté ouvert à l’âme française, il se serait fermé les yeux et se serait astreint à copier la vie de tous les jours ? L’art, dit Castagnary, n’a pas craint d’abdiquer son indépendance pour se mettre au service de la littérature. Est-ce donc servir autrui que de lui prendre ce qu’il possède pour le faire sien ? Traduites par l’art, les images de Juliette, d’Ophélie, de Béatrix, de Françoise de Rimini, n’appartiennent plus uniquement à Shakspeare ou à Dante ; d’idées devenues formes, elles sont créées une seconde fois. Tout ce que l’on peut exiger de l’artiste, c’est qu’en prenant un type ou une action à la littérature, il les exprime non pas avec des moyens littéraires, mais avec les ressources propres de son art. Au demeurant, qu’a fait l’art, en tout temps, dès qu’il a voulu s’élever au-dessus de la réalité journalière ? Il a traduit ce que les religions, les civilisations et les littératures lui offraient ; il a ressuscité les morts, animé l’histoire, figuré les dieux.

Le reste des négations énoncées par Castagnary est une suite de paradoxes qu’il y aurait duperie à réfuter en détail. Ainsi, dit-il, les pays étrangers, surtout l’Orient, ne doivent pas être peints, parce que le contrôle nous est impossible et que les paysages de France valent mieux. Il fallait bien qu’il tînt pour juste ce raisonnement étrange, puisqu’il le répétait chaque année. On s’étonne que personne ne lui ait fait observer dès la première fois que le but de l’art est d’élargir le cercle étroit dans lequel la destinée nous fait vivre. La plupart d’entre nous n’ont jamais vu l’Orient et ne le verront jamais, mais tous savent qu’il existe ; c’est pour cela qu’ils désirent le connaître et demandent au voyageur et à l’artiste de le décrire et de le représenter. Mais le contrôle est impossible ! Il n’importe, si le sens artistique est satisfait chez le spectateur, c’est-à-dire si la peinture est expressive. Les paysages de France valent mieux ! Il est certain que la plaine Saint-Denis a sa beauté ; mais la baie de Naples a aussi la sienne ; beautés différentes dont on sent mieux la seconde après avoir savouré la