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sensible que pour nous seuls, est née de la tradition antique jointe à l’esprit gaulois ; aussitôt formée, elle a été durant deux siècles l’école de l’Europe. Elle s’est renouvelée ensuite en empruntant un esprit nouveau à l’Europe entière, Angleterre et Allemagne, Espagne et Italie, et, malgré ces emprunts, elle continue encore aujourd’hui à fournir l’Europe de modèles dans les deux genres les plus féconds de la littérature contemporaine, le théâtre et le roman. En art, les choses ne se sont pas autrement passées. Prenant la renaissance italienne à son point de perfection, dans sa seconde période, avec Raphaël et Michel-Ange, nous en avons tiré l’architecture de notre XVIe siècle, pour remplacer le gothique épuisé ; la peinture de Le Brun pour élargir la facture précise, mais sèche, des Clouet ; la sculpture de Puget et de Coysevox pour détendre et humaniser la statuaire énergique et réaliste, mais gauche et fantastique du moyen âge. Plus tard, nous avons pris aux Vénitiens et aux Espagnols l’amour de la couleur, aux Flamands le sens du clair-obscur. Par-delà tous nous sommes remontés, surtout dans la statuaire, à l’art de la Grèce, source et modèle de toute beauté. À ces divers emprunts, nous avons appliqué d’un côté notre esprit de justesse et de mesure, de l’autre nos facultés de grâce et d’esprit. Il en est résulté l’art français, c’est-à-dire une conception nouvelle de l’art ; conception profondément originale, si l’originalité résulte non des élémens d’un tout, mais de l’essence propre à ce tout, de l’esprit qui l’anime, de la force propre qui l’inspire et le conduit ; art fécond qui, dans ses diverses branches, peut opposer aux plus grands noms des noms qui les égalent ou les rappellent. Que cet art présente quelques insuffisances, il n’y a pas à le nier ; cela prouve qu’il est humain. Mais ce qu’on peut lui reprocher de trop moyen et systématique, de méfiance pour la fantaisie, de docilité trop grande pour les disciplines, sa recherche trop exclusive de la symétrie et de la proportion, sa tendance à confondre les moyens artistiques et les moyens littéraires, cela l’empêche-t-il d’avoir une existence et une excellence propres ?

Quant au procès fait à la renaissance, il n’en est pas de plus injuste. L’art de la renaissance n’a pas tué l’art du moyen âge, car cet art était mort ou se mourait. L’architecture gothique s’était ruinée elle-même par le développement de son principe ; elle était arrivée à détruire les conditions de solidité et de proportion, sans lesquelles il n’y a plus d’art de bâtir. La sculpture renonçait d’elle-même à ce mélange de réalisme trivial et de caprice grotesque, de logique courte et de fantaisie folle que poursuivait le gothique finissant ; elle commençait à chercher spontanément la justesse, l’élégance et la vérité dans le choix. Lorsqu’arrivèrent à