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l’homme qu’elle aimait, — qu’elle aime encore, — bien qu’il ait osé demander sa main pour un autre. Et quel entourage pittoresque encadre ce tableau ! Quand la tente où Iseult abrite sa colère s’entr’ouvre, on aperçoit le tillac du navire, les marins étendus sur le pont ou travaillant dans les cordages ; les chants des matelots, les cris de la manœuvre se mêlent avec un réalisme poignant au développement du drame. Avec quelle puissance les personnages sont sculptés ! Iseult frémissante, appelant la vengeance, — Tristan d’abord impassible, retranché dans une réserve que sa loyauté lui commande, — Brangœne, la nourrice d’Iseult, tantôt affolée et tantôt caressante, redoublant de câlinerie et de zèle familier ! Le drame se précipite fiévreusement à mesure que le navire approche du but ; sa marche même est un ressort dramatique, car chaque minute qui s’écoule nous achemine vers une catastrophe. L’orage qui s’est amoncelé et qui gronde dans le cœur d’Iseult est près d’éclater ; elle compte éperdue les instans qui la séparent du rivage, c’est-à-dire du supplice d’appartenir au roi Marke et d’être conduite dans ses bras séniles par ce Tristan qu’elle adore. Dans la belle scène où Iseult se montre si impérieuse que Tristan consent enfin à l’écouter, la catastrophe est imminente ; on la sent fatale, inévitable… et elle serait « finale, » si Brangœne, pour sauver sa maîtresse, ne substituait le breuvage d’amour au philtre de mort… Surpris de vivre encore, après avoir cru boire le poison, les deux amans, qu’une influence magique entraîne, se précipitent furieusement dans les bras l’un de l’autre. À ce moment le rivage est en vue ; le roi Marke s’approche, le canot qui le conduit vers le navire est tout près d’aborder. Au milieu des cris de joie des matelots, des hurrahs frénétiques lancés au roi et au sol natal, Tristan et Iseult restent enlacés, inconsciens, isolés du monde, ensevelis, murés dans leur amour. Quel tableau ! Et par quelle musique Wagner l’a vivifié !

Dans tout ce premier acte, l’action marche avec une rapidité vertigineuse, comme emportée à toutes voiles. Dans l’acte suivant, je n’ai pu me défendre de quelques impressions de longueur. Si la scène très pittoresque et très vivante qui ouvre le second acte (entre Iseult et Brangœne) est admirablement comprise au point de vue de la mimique et de l’optique théâtrale, le duo d’amour, d’une intensité poétique inouïe, me paraît se dérober par ses proportions aux exigences de variété plastique que requiert toute représentation scénique. Le discours du roi Marke, malgré la noblesse de sentimens dont Wagner a paré son infortune, me semble trop retarder un dénoûment violent. On devine que le sang va couler, et le discours du roi est si long que le bras de Mélot aurait vingt fois le