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quelques postes avancés de zaptiés turcs, par quelques ruines de temples et de tombeaux latins. Barth, qui faisait route plus à l’ouest, nous a laissé une description saisissante de ces sentinelles funèbres, abandonnées par la vieille Rome aux confins du désert. Sur l’un de ces monumens, au-dessus de l’urne soutenue par deux panthères, un gracieux buste de jeune femme s’est conservé ; face au désert, depuis vingt siècles, la jeune morte regarde, dans cette étendue vide, un monde immobile et silencieux comme celui où elle s’est évanouie. Sur un autre débris romain, on lit à la clé de voûte l’inscription :


PRO. AFR. ILL.
(provincia Africa illustris).


Aujourd’hui encore, le voyageur qui émerge des solitudes sans maître apprend, en lisant ces mots, qu’il rentre dans l’orbite de la civilisation. — La « province illustre » est maintenant un pachalik ottoman. Secourus par les soldats du sultan, nos compatriotes atteignirent Mourzouk, où ils purent se remonter en chameaux, où ils trouvèrent le meilleur cordial, les premières nouvelles de France. Le 10 décembre, ils entraient à Tripoli ; les Sénégalais exultaient en revoyant la mer, quittée à Saint-Louis, il y avait de cela vingt-sept mois.

Durant ce laps de temps, Monteil avait accompli un voyage par où il surpasse tout ce qu’on avait fait chez nous depuis notre admirable René Caillié ; par où il s’égale aux plus grands explorateurs pacifiques, aux Barth, aux Nachtigal, aux Livingstone. Retranché de notre vie pendant si longtemps, il s’étonnait naïvement de l’enthousiasme que son arrivée excitait au consulat de Tripoli et dont les lettres du pays lui apportaient les premiers témoignages. Il ne savait pas qu’au cours de ces deux années, tandis qu’il découvrait pratiquement l’Afrique, l’opinion française la découvrait théoriquement ; il n’avait pas prévu, quand il commençait son œuvre d’abnégation, qu’il allait être l’homme d’un sentiment général, d’une idée vivante, d’un moment historique, — L’accueil reçu dans Paris a dû l’instruire. Le monde savant et le monde politique ont rivalisé près de lui d’intérêt, d’empressement. Compris et fêté à l’Hôtel de Ville comme à la Sorbonne, il a pu mesurer la marche du temps et la force de pénétration des idées, quand le président du conseil parisien lui a adressé ces sages paroles : « En aidant les ouvriers à placer tous leurs produits, vous faites peut-être du meilleur socialisme que nous. » N’aurait-il provoqué que ces déclarations, le voyage de Monteil n’eût pas été inutile. Elles répondent, je crois le savoir, aux préoccupations qui hantent cet étudiant du grand livre terrestre ; l’homme d’action de qui je parle est aussi un