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« Je conçus et j’achevai cet ouvrage, dit-il, lorsque j’avais déjà fait la musique d’une très grande partie de ma Tétralogie des Nibelungen. Ce qui m’amena à interrompre ce grand travail, ce fut le désir de donner un ouvrage de proportions plus modestes et de moindres exigences scéniques, plus facile, par conséquent, à exécuter et à représenter. » — Plus loin, il ajoute : — « On peut apprécier cet ouvrage d’après les lois les plus rigoureuses qui découlent de mes affirmations théoriques. Non pas qu’il ait été modelé sur mon système, car j’avais alors oublié absolument toute théorie ; ici, au contraire, je me mouvais avec la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique, et, pendant la composition, je sentais de combien mon essor dépassait même la limite de mon système. Croyez-moi, il n’y a pas de félicité supérieure à cette parfaite spontanéité de l’artiste dans la création, et je l’ai connue, cette spontanéité, en composant mon Tristan[1]. »

Tristan est un drame dans toute l’acception du mot : la plus rigoureuse et la plus vigoureuse. L’action est concentrée, ramassée, tendue comme l’attitude d’un athlète qui ménage à son adversaire un coup décisif. Dans ce drame, il n’y a de personnages que le nombre strictement nécessaire à l’action ; de chœurs, il en existe à peine. Tout hors-d’œuvre, tout ornement étranger en est sévèrement proscrit. L’ouvrage a une cohésion telle qu’on ne peut en détacher aucune partie, même par la pensée : si l’on évoque le souvenir d’un acte isolé, l’image des deux autres se dresse en même temps et s’impose irrésistiblement à la mémoire. Tristan est une création spontanée émanant d’une poussée unique et géniale ; c’est un monolithe dramatique. Sa formation peut être comparée à celle des roches volcaniques produites par éruption. Malgré la simplicité de sa contexture et la sobriété de sa charpente, l’œuvre est essentiellement plastique et théâtrale ; mais c’est surtout par la prodigieuse richesse avec laquelle sont décrites les dispositions intérieures qui précèdent et engendrent les actes que Tristan mérite une place unique dans l’histoire de l’art. Gagner a exprimé dans cet ouvrage des choses qu’on n’avait encore jamais dites et qu’on ne redira probablement jamais.

La pièce débute en pleine crise, et l’exposition se fait en pleine ébullition dramatique. Nous sommes sur le navire qui mène en Cornouailles la sombre et douloureuse fiancée. Meurtrie dans son orgueil et dans son amour, Iseult se répand en imprécations contre

  1. Lettre sur la musique publiée en tête des Quatre poèmes d’opéras traduits en prose française. Paris, 1861.