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Luxor, ou, peut-être, les monts Himalaya ? Non, mon amie, trouvez quelque chose de mieux. L’on voit chez eux, dans les autres mondes, des bagatelles bien supérieures à celles-là. Tout cela, soyez-en sûre, n’est rien du tout pour eux. Y renoncez-vous ? Eh bien, ma chère amie, la plus belle chose que nous ayons à leur montrer, c’est l’échafaud, le matin d’un jour de supplice. Il y a foule toujours, les matins de sacrifices terrestres, autour de leurs télescopes. Surtout quand on sait, dans ces mondes lointains, que la victime doit être une femme. Qu’est-ce donc, quand elle porte, en marchant au trépas, la couronne du martyre ? Quand une Marie-Antoinette, reine et veuve, s’avance superbement vers l’échafaud et présente à l’air du matin des cheveux blanchis par la douleur, fille des Césars, humblement agenouillée pour embrasser la guillotine, comme quelqu’un qui vénérerait la mort ? Quand une Charlotte Corday, dans la fleur et la séduction de sa jeunesse, recueillant des hommages partout où elle répand des sourires, estime moins cela que la poussière de ses souliers en regard du salut de sa France bien-aimée ?… Ah ! ce sont là, assurément, des spectacles dignes d’émouvoir les habitans de ces mondes éloignés. Et quelques-uns y souffrent peut-être une sorte de martyre à ne pouvoir manifester leur courroux, à ne pouvoir exprimer l’amour et la haine, éveillés en eux par de semblables scènes, à ne pouvoir recueillir, dans des urnes d’or, un peu de cette poussière glorieuse que contiennent les catacombes de la terre[1]. »


II

Il est facile de le voir par les fragmens que nous avons transcrits dans les pages qui précèdent, ce n’est ni au mérite d’un humour morbide, ni à la valeur d’une polémique, rageuse, mais fort débile, que l’œuvre de l’opium eater doit son charme étrange et enveloppant ; c’est à la vision, à la divine vision intérieure. Quincey la demandait, d’ordinaire, à des artifices malsains ; mais elle devait presque naturellement et avec une intensité particulière se produire chez lui en parlant de Jeanne d’Arc. Les visions, en effet, nous ont donné Jeanne d’Arc ; visions réelles ou imaginaires, extérieures ou internes, mais l’ayant, de l’avis de tous, poussée aux combats et au salut de la patrie. Avant de penser à agir, Jeanne avait vu, et, sans avoir vu, elle n’eût jamais agi. Vouloir expliquer physiquement ses visions par le bruit du vent et les dispositions fantastiques des nuées ne peut être tenté quelque peu sérieusement

  1. Joan of Arc, p. 234.