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senter la Jeanne d’Arc, juge pourtant cette œuvre aussi sévèrement que nous dans son étude sur Charles Lamb : « En 1796, le principal événement dans le monde littéraire fut l’apparition d’un poème épique de Robert Southey. Ce poème, la Joan of Arc, qui fut le premier ouvrage à prétentions de l’auteur, est assurément le plus mauvais de son œuvre… Les quelques vers y parlant à l’imagination étaient une vision, fournie par Coleridge ; mais, dans la suite, elle fut retranchée. La faute en est aux relations politiques de Southey à cette époque et à sa sympathie pour la Révolution française[1]. » Et tel est, en effet, le scrupule du poète à l’endroit du merveilleux que, pour donner entièrement satisfaction à la philosophie de ses amis, il ajoute en tête de la seconde édition de Joan of Arc : « Tout fait miraculeux est à présent retranché du poème, et le lecteur, qui connaît la première édition, jugera par là de l’étendue des corrections que nous avons cru devoir faire[2]. » Il est aisé de deviner ce que peut être une semblable Jeanne d’Arc, qui, sans appel ni assistance célestes, tire, de l’on ne, sait quelle ardeur civique, l’énergie nécessaire pour délivrer son pays. Ah ! cent fois plutôt, dans sa poésie sinistre, l’impressionnante possédée de Shakspeare que la patriote prosaïque de Robert Southey !

Elle devait déplaire tout particulièrement à Thomas de Quincey, qui, pour écrire en prose, n’en était pas moins un profond et mystérieux poète, un incurable chérisseur de visions. Voyant, d’ailleurs, plutôt que grand écrivain ; retraçant nerveusement sur le papier les images perçues par lui dans le champ extraordinairement étendu de sa vision intérieure. Images si puissantes et vigoureuses que leur reproduction, quelque imparfaite qu’elle soit, n’en impressionne pas moins jusqu’au plus intime de l’être. Langage original, tumultueux, incorrect ; termes audacieux, frappans, inexacts, — des sons inentendus qui atteignent le regard, de spectrales lueurs qui parviennent à l’oreille, dans une interversion de sens apocalyptique, — voilà ce que nous livrent le plus souvent les œuvres de Quincey. Il ne pouvait donc concevoir, comme Southey, une Jeanne d’Arc extraite des précis d’histoire, travestie à la mode politique du jour. Il vit, cinquante ans plus tard, aussi nettement que si la vierge de Vaucouleurs fût descendue vers lui,

    (1863-1871), chez Adam et Charles Black, en seize volumes in-12. L’essai sur Joan of Arc, in reference to M. Michelet’s History of France occupe les pages 206-245 du troisième volume.

  1. De Quincey’s Works, par Charles Lamb, t. VIII, p. 136.
  2. Everything miraculous is now omitted. Southey, préface de la seconde édition de Joan of Arc.