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l’histoire, fille de l’écriture, n’était pas encore née, se survivait seulement dans les quelques images que de fortes impressions avaient gravées dans la mémoire des hommes ?

Combien s’est-il écoulé d’années entre le moment où florissait cette civilisation qui ne se révèle que par son œuvre plastique, et celui où, chez les Grecs d’Asie, la poésie épique a pris sa forme la plus achevée ? Il est difficile de le dire ; mais ce qui est certain, c’est qu’entre ces deux instans de la durée il y a place pour bien des générations successives. Quelques faits, entre nombre d’autres que l’on pourrait alléguer, permettront, sinon de mesurer exactement cet intervalle, tout au moins de comprendre qu’il a certainement été très long.

Les tribus de l’âge mycénien inhument leurs morts ; les contemporains d’Homère ne pratiquent plus qu’un mode de sépulture, l’incinération. Or le passage de l’un à l’autre de ces rites implique un changement notable des croyances qui ont trait à la vie posthume de l’être humain. Tant que celle-ci n’est conçue que comme la prolongation plus ou moins imparfaite et précaire de la vie que l’homme mène sous le soleil, le premier devoir qui s’impose à la piété des survivans, c’est de ne point toucher au cadavre, mais de le défendre contre les chances de destruction qui le menacent. Ce cadavre, on n’a pu songer à le livrer aux flammes que le jour où, à cette conception qui persiste encore, tout au fond de l’âme populaire, est venue sinon se substituer, tout au moins se superposer une autre hypothèse, celle d’un je ne sais quoi mal défini, qui se détache du corps au moment où s’exhale des lèvres le dernier soupir. Cette image εἴδωλον (eidôlon), comme dit Homère, cette ombre (umbra), comme l’appelaient les Latins, va poursuivre quelque part, dans une région obscure et lointaine, une existence décolorée et sans joie. Cette hypothèse, la pensée grecque ne cessera pas de travailler à la développer ; dans son effort pour trouver à la loi morale une sanction suprême, elle en tirera l’idée des peines qui attendent les méchans et des récompenses qui sont réservées aux bons dans un autre monde où la justice est enfin satisfaite. On n’en était pas encore là lorsque fut composé ce onzième chant de l’Odyssée qui renferme le récit d’un voyage à l’Hadès, au pays des morts ; à peine y devine-t-on, à quelques traits, ces conséquences futures de la croyance nouvelle ; mais c’est déjà celle-ci qui domine dans l’épopée et, même sous cette forme élémentaire, elle témoigne d’une bien autre puissance de réflexion que la croyance antérieure, tout enfantine et naïve. Il a fallu des siècles pour que cette seconde explication de l’éternel mystère vint se