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réunit à souhait. C’est une ville non pas insignifiante, mais dénuée d’attractions assez grandes pour que l’attention du voyageur soit distraite de son but unique : Wagner ! Le théâtre, situé à une petite distance de la ville, est construit sur une colline et adossé à une forêt. Les représentations commencent à quatre, heures. Avant chaque acte, des fanfares placées à droite et à gauche du théâtre annoncent au public qu’on va commencer. Ces fanfares lancent aux coins de l’horizon un des thèmes typiques de l’œuvre représentée. Cinq ou six minutes s’écoulent pour laisser aux spectateurs le temps de se placer, avant que l’obscurité, remplaçant les trois coups traditionnels, ne se fasse dans la salle. Aussitôt que la lumière a disparu, l’orchestre commence, et un silence religieux s’établit. Le profond recueillement du public ne se dément pas pendant toute la durée de l’acte : personne ne cause, personne ne bouge. Le spectateur est si bien pris par l’illusion scénique, qu’il n’éprouve pas d’autre désir que de s’y laisser aller. Les applaudissemens sont interdits avant la fin de l’acte et réservés surtout pour la fin de la pièce. Pendant les entr’actes, — il y en a deux et leur durée est d’environ trois quarts d’heure, — ceux que n’attirent pas les séductions de la bière et de la saucisse allemandes, mais qui éprouvent le besoin de digérer leurs impressions musicales, trouvent dans la forêt l’occasion d’une promenade ravissante. Du haut de la colline, dont les pentes ombreuses s’étagent derrière le théâtre, on embrasse un large et pittoresque horizon. Les représentations ayant lieu dans les plus beaux mois de l’année, d’ordinaire le soleil éclaire et vivifie ce séduisant paysage. Les entr’actes se font, l’un vers cinq heures et demie, l’autre vers sept heures, un peu avant le coucher du soleil, à l’heure la plus poétique du jour. Lorsque les fanfares retentissent de nouveau, le promeneur se dirige vers le théâtre, rafraîchi et reposé. À dix heures le spectacle finit, et ceux qui n’ont pas « consommé » pendant les entr’actes s’en vont souper gaiement, en causant de leurs impressions. Parfois les émotions artistiques se prolongent jusque dans le sommeil, ou le contrarient ; mais aucune affaire urgente ne sollicite le pèlerin-amateur : le lendemain il lui sera permis de se lever tard, et il aura une demi-journée de loisir pour se détendre, avant de recommencer l’ascension vers le temple. Parmi tous les prodiges accomplis par Wagner, le plus étonnant peut-être est d’avoir fourni aux admirateurs du beau l’occasion de vivre cinq jours entiers sans autre préoccupation que celle de l’art et le loisir de savourer leurs impressions « sans se hâter. »

J’ai pu faire cette année le pèlerinage de Bayreuth : mes impressions ont été profondes ; je voudrais les dire ici afin d’inspirer