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très vifs et très harmonieux. Depuis, M. Lippmann a présenté à l’Institut d’autres épreuves : un vitrail à quatre couleurs, un groupe de drapeaux, un plat d’oranges avec un pavot rouge qui accusent de nouvelles conquêtes dans l’art d’enregistrer les couleurs, sans le secours de la moindre substance colorée, c’est-à-dire telles que la nature elle-même les peint sur la plaque de verre sensibilisée. Chaque essai marque un pas de plus du photographe dans le domaine du peintre ; chaque trouvaille diminue la distance qui séparait l’un de l’autre. Un jour viendra où, pour la vérité des nuances comme pour l’impeccabilité de la ligne, le photographe serrera de si près l’artiste, que celui-ci ne pourra plus guère se distinguer de son confrère. Qu’est-ce à dire : « serrera de près ? » Mais le photographe dépassera l’artiste dans l’exactitude, dans la précision, dans le culte servile de la réalité, et sur ce-terrain où le naturalisme contemporain s’obstine encore à se placer, il le vaincra certainement !

Alors il deviendra très clair pour les moins philosophes que la reproduction mathématique des choses qui nous entourent n’est pas le but suprême de l’art, comme toute une école contemporaine a longtemps voulu nous le faire croire. Les réalistes les plus endurcis devront s’avouer qu’ils ne peuvent guère lutter contre la réalité elle-même se dévoilant aux physiciens, et qu’ils n’ont plus, pour être logiques, qu’à disparaître.

Quant aux autres, quant à ceux qui mirent toujours le sentiment esthétique au-dessus de la sensation visuelle et qui n’employèrent jamais la nature physique autrement que comme un langage admirable destiné à traduire une pensée qui la surpasse, ils ne perdront rien à cette intrusion de la science dans un domaine qu’ils lui avaient depuis longtemps abandonné. Peut-être cependant cette invasion les déterminera-t-elle à s’en aller plus loin encore dans la région de l’idéal, à pousser plus avant sur les territoires inexplorés du rêve, à faire comme ces peuples vaincus qui, pour mettre plus d’espace entre eux et leurs envahisseurs, ont découvert des continens et des mondes… Et ce ne sera pas le moindre service que nous aura rendu la science nouvelle, si elle force les artistes qui ne voudront pas être confondus avec les photographes à prendre du champ et à monter plus haut.


ROBERT DE LA SIZERANNE.