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d’une rivière, et lorsque leurs mouvemens s’arrangent d’une façon heureuse et spirituelle, il lâche l’obturateur. Il a été amené à ce procédé par la difficulté bien connue de faire poser à la campagne de vrais paysans. Quand vous arrêtez des gens au coin d’un bois pour les photographier, il semble qu’un manteau de glace leur soit tombé sur les épaules. Ils se pétrifient. Les hommes s’essaient à une vague allure de port d’armes, retrouvée dans de lointains souvenirs de caserne. Les femmes vous regardent en dessous, en croisant les mains ou en les laissant pendre le long des cuisses, lamentablement. Toute spontanéité est détruite, toute vie arrêtée. Avec sa colonie de femmes du monde, M. Robinson a évité ces inconvéniens. Il a su former d’exquises compositions champêtres où le naturel n’exclut pas le pittoresque. Ainsi le photographe peut, suivant son expression, « imprimer sa personnalité » à l’œuvre du soleil sur la plaque sensible. Par là, il se rapproche de l’artiste, d’autant qu’il lui emprunte sa manière de concevoir, de choisir, d’ordonner et qu’il fait une œuvre d’art véritable. La photographie devient un tableau digne parfois d’être comparé aux fusains, ou dessins, ou encres de Chine, ou lavis des maîtres[1]. Il n’y a plus ici cette confusion que nous avons combattue au chapitre précédent. L’alliance et le rapprochement entre l’artiste et le photographe s’opèrent ici d’une façon tellement différente, qu’on peut dire que les bases en sont contraires et même contradictoires. Tout à l’heure, le photographe prétendait guider l’artiste : maintenant, il se conforme à ses préceptes. Là, il voulait imposer à l’esthétique telle forme parce qu’elle est vraie ; ici, il choisit dans la nature tel aspect parce qu’il est beau. Autant il était hors de son rôle et dans l’erreur l’instant d’avant, autant il est dorénavant dans son rôle et dans la vérité.

Ce rôle grandira encore. Bientôt, sans doute, la photographie des couleurs constituera un nouveau progrès, un progrès définitif dans la reproduction mécanique de la nature. On sait que M. Lippmann est parvenu, avec une glace, une couche de gélatinobromure et un peu de mercure, à reproduire par la méthode d’interférence, ou de réfléchissement des rayons lumineux, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il ne s’en est pas tenu là, et lors de l’exposition internationale de photographie ouverte au Champ de Mars, ce printemps dernier, on pouvait voir une perruche ara et une branche de houx reproduits en une seule pose, avec des tons chemin,

  1. A l’Exposition internationale de photographie du Champ de Mars, on remarquait, entre autres, les photographies d’Arizona, prises à Hand-Rock et envoyées par le Geological Survey, des États-Unis, du plus grandiose effet. On peut en dire autant de certaines vues de glaciers exposées l’été dernier à l’Exposition alpine de Grenoble.