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l’exécution de ce rêve, libre aux consciencieux de consulter la photographie, comme Quatremère de Quincy disait qu’il fallait consulter le mannequin « qui ne doit pas donner l’invention, mais en constater la justesse et l’effet, » comme le Poussin consultait les figurines de terre qu’il avait modelées et habillées pour l’aider dans ses raccourcis, comme, en un mot, « on consulte un dictionnaire, — le mot est de Delacroix, — où l’artiste va retremper ses impressions fugitives ou plutôt leur donner une sorte de confirmation. » Ces procédés artificiels employés par les artistes de tous les temps, ces trucs d’atelier, ces ficelles d’arrière-boutique, doivent être réduits à un rôle très secondaire. Qu’on les perfectionne, d’accord ! qu’on les améliore, rien de mieux ; mais qu’on ne cesse de les mépriser, et qu’on dise de la photographie dans l’art ce que Boileau disait, en poésie, de la rime : « qu’elle est une esclave et ne doit qu’obéir. »


III

Ce n’est pas que le photographe ne soit, à sa façon, un artiste, sinon dans l’interprétation, du moins dans le choix de ses sujets. Lorsque Aligny, Bertin et Corot allaient ensemble travailler d’après nature, c’était Bertin, au dire de Corot, « qui savait le mieux s’asseoir, » c’est-à-dire choisir le point de vue précis d’où les lignes se balançaient le mieux, d’où l’on découvrait l’ensemble le plus intéressant et le plus suggestif. Savoir s’asseoir, ou, si l’on préfère, savoir se placer, semblait à Corot la grande affaire. Or, c’est là le talent du photographe comme de l’artiste. Lorsqu’on veut produire une belle œuvre, a dit un éminent photographe anglais, M. Robinson, « la bataille doit être livrée et la victoire remportée avant d’ouvrir l’objectif et de faire partir la détente de l’obturateur[1]. » Les touristes qui parcourent monts et vallées, le Kodak en main, à la recherche de souvenirs à fixer sur la pellicule sensible, ont donc les mêmes préoccupations qu’un Damoye ou qu’un Harpignies : le choix du site, puis le lieu d’où il doit être pris, et non-seulement le lieu, mais aussi l’heure, la minute à laquelle il faut le saisir. Tout paysagiste qui a lutté avec la couleur ou le fusain pour leur faire rendre ce qu’il avait sous les yeux sait combien passe vite l’effet qui l’a charmé. À celui-là en succède un autre, et ainsi de suite s’enchaînent les variations de la nature appelant tour à tour l’attention de l’artiste et sollicitant son désir de les reproduire aussitôt. Mais à peine a-t-il commencé à en saisir

  1. De l’Effet artistique en photographie.