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n’a même pas, pour raccorder ces tronçons épars et restituer le mouvement des esprits, cet artifice du giroscope qui, en faisant tourner rapidement les images, nous restitue le mouvement des corps ! On croit être plus vrai parce qu’on a regardé moins loin, plus sincère parce qu’on a regardé moins haut, et plus clairvoyant parce qu’on s’est privé du secours de l’observation naturelle pour n’employer que des machines ! On fait de la chronophotographie. On a toutes les attitudes de l’âme, mais on n’a pas cette âme. On possède tous les élémens de la vie, mais on a oublié la vie. Nous l’avons montré, tout à l’heure, en constatant l’apparente immobilité des chevaux photographiés. Qu’est-ce en effet qu’on appelle le mouvement, sinon la rapide succession d’une infinité de poses diverses ? Une seule de ces poses, fût-elle la plus mathématiquement vraie, constitue-t-elle le mouvement ? Et si le peintre, borné dans ses moyens d’expression, ne peut en représenter qu’une à la fois, ne faut-il pas du moins que celle-là donne une idée de toutes les autres, autant qu’il est en elle, afin que l’idée de rapidité, l’idée de variabilité, l’idée de succession, s’imposent à l’esprit plutôt que l’idée d’exactitude ? Le mouvement n’étant qu’un ensemble d’attitudes, le dessin du mouvement, que peut-il être autre chose que la résultante de toutes ces attitudes ? Et dès lors le mouvement instantané, c’est-à-dire l’attitude prise isolément, n’est-ce pas le mouvement arrêté ? Avouons donc, en fin de compte, que ce n’est pas le mouvement du tout.

Cela vous semble ainsi, nous répondent les savans, parce que vous ne savez pas voir, dans la nature, ces attitudes rapides, et non parce que vous ne pouvez les voir. Lorsque vous en aurez pris l’habitude, lorsque votre œil, aujourd’hui accoutumé aux mensonges des attitudes anciennes, sera revenu à son état normal d’observation, il démêlera très aisément, dans la nature, les poses que nous lui enseignons, et aucune désormais ne lui paraîtra plus vraie, ni plus simple. Les Grecs, — il est à noter que dans les mauvaises causes on va toujours chercher les Grecs, — voyaient les hommes et les chevaux en mouvement comme nous les montre la chronophotographie. Les Japonais, — ce sont aussi de précieux auxiliaires pour les critiques d’art en détresse, — dessinent les oiseaux à la façon des professeurs de physique. C’est que ces artistes observent naïvement la nature avec des yeux que n’a point déformés une longue et fausse éducation esthétique. Nous la verrions ainsi nous-mêmes, si nous n’avions pas l’imagination gâtée par toutes les écoles de peinture qui ont meublé nos salons et nos musées. Les enfans non prévenus la voient et la reconnaissent dans les instantanés les plus étranges qui leur sont montrés. La