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Il y a mieux encore. La photographie ne se borne pas à nous restituer les physionomies qui composent une famille, à nous égrener ces types au hasard des générations, des âges et des professions. La photographie va plus avant dans la physiologie familiale ; elle pénètre plus loin dans l’inconnu. Elle nous a fait voir les branches du tronc : elle va nous montrer le tronc lui-même, je veux dire le type de famille, dégagé de tous les accidens particuliers à chacun des individus qui la compose. En se servant d’un appareil qui demande 60 secondes pour enregistrer tous les traits, on fait passer vingt photographies de la même famille : hommes, femmes, enfans, devant l’objectif. Mais comme on ne donne à chacune d’elles que 3 secondes de pose, seuls, les traits qui seront communs à ces vingt images, se répétant vingt fois, pourront laisser des traces sur le cliché. On obtiendra de la sorte le type caractéristique de la race entière. Et dans ce type impersonnel, insexuel, qui a laissé tomber tous les accidens d’âge ou de condition, tous les accessoires de barbe ou de coiffure, on ne retrouve plus ni le bonnet de la ménagère, ni les boucles de l’enfant, ni le chapeau ou le képi du père, on ne perçoit plus qu’une figure de spectre qui vous regarde avec des yeux où tous les instincts de la race sont réunis et centuplés. « Au début de nos expériences, dit un photographe[1], nous éprouvions une singulière émotion à voir lentement apparaître, à la pâle lumière du laboratoire, cette figure impersonnelle qui n’existe nulle part et qu’on pourrait appeler le portrait de l’invisible. »

Ce n’est pas seulement l’ethnologiste, ni le physiologue, ni le médecin légiste, qui peut demander à une expérience de ce genre le secret de certains penchans ataviques, de certaines obsessions, de certaines maladies. Même au point de vue purement artistique, ne voyez-vous pas le parti qu’on peut tirer de ce grossissement du trait caractéristique d’un visage et de cette élimination de tout le peste ? Combien de personnages historiques dont les portraits, fort nombreux et tous différens les uns des autres, nous laissent très perplexes, impuissans que nous sommes à saisir dans chacun d’eux ce qui est du modèle et ce qui est du peintre ? En les superposant comme on superpose les photographies de famille, on obtient une image qui ne contient que les traits observés par tous les peintres et par conséquent réellement empruntés au modèle. M. Galton, le savant anglais, a ainsi composé un portrait d’Alexandre le Grand, d’après six médailles du British-Museum, qui le représentaient à différens âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documens.

  1. Arthur Batut, la Photographie appliquée à la reproduction du type.