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vant se passer d’eux, il a su en faire les organes obéissans d’une volonté toute-puissante et unique. Il a exigé et obtenu de ses chanteurs que leur personnalité s’effaçât complètement devant l’intérêt supérieur de l’œuvre. Leur mission consiste à traduire strictement ce qui a été senti, pensé et formulé par le maître. Pour donner à leur personnage son caractère et son esprit, ils s’attacheront à comprendre l’œuvre dans son ensemble, au lieu de se cantonner étroitement dans l’étude de leur rôle. Toute ambition égoïste, toute recherche d’effet « personnel » leur est rigoureusement interdite. Sous aucun prétexte il ne leur est permis de rien ajouter ni retrancher au texte poétique et musical. Défense de presser la mesure si la phrase exige une longue respiration, ni de la ralentir pour mieux arrondir la période ou s’étendre complaisamment sur un son filé ! D’ailleurs à quoi leur servirait de flatter le public et de chercher l’effet, puisque les concessions les plus grandes, les condescendances les plus humbles ne leur rapporteraient rien, puisqu’ils ne seraient pas applaudis, puisqu’ils sont isolés du spectateur par l’obscurité et parle silence ? Wagner a coupé le mal dans sa racine, en supprimant jusqu’à la tentation à laquelle l’artiste pourrait succomber, s’il savait qu’en faussant l’intention de l’auteur, il produira un « effet. »

Il faut le dire, une autre cause s’oppose, à Bayreuth, aux abus de pouvoir du chanteur et à sa convoitise immodérée de l’effet. Dans les œuvres de sa dernière manière, Wagner a entièrement subordonné les voix à l’orchestre. S’il réserve à ce dernier les phrases éloquentes, les élans passionnés, les expansions lyriques, en revanche la ligne de chant n’a trop souvent qu’un intérêt secondaire. Le rôle du chanteur se réduit parfois à être un simple agent de l’expression « littéraire, » le porte-parole d’une situation dont les instrumens expriment l’effluve dramatique et l’intensité passionnelle. Aussi les chanteurs de Bayreuth s’appliquent-ils avant tout à bien articuler, à prononcer distinctement les paroles dont l’audition lucide est nécessaire à la pleine intelligence du drame. Les nombreuses consonnes dont l’allemand est hérissé, la rudesse de certaines aspirations, le rendent peu propice aux inflexions douces et au style lié. La dureté de la langue réagit sur le chant, et ce défaut de flexibilité et de douceur est encore accru, lorsque la diction est mise en évidence par une articulation presque exagérée. Ma première impression m’avait conduit à douter que le chant allemand pût se prêter à des effets de douceur et de charme : je changeai bientôt d’avis en entendant Mme Sucher dans le rôle d’Iseult, et M. Scheidemantel dans celui de Wolfram. Mme Sucher unit à des qualités plastiques et tragiques supérieures un organe superbe et un talent de cantatrice de premier ordre. Tantôt elle