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Les ingénieurs russes, qui ont fait leur possible pour sauvegarder les anciens monumens de Samarkande, considèrent comme inexécutable la restauration ou même la simple consolidation de la Biby-Khaneh, et il est à craindre que dans peu de temps la sécurité publique n’en nécessite la démolition complète, ou que ces murs ne s’écroulent d’eux-mêmes. Tous les jours, la destruction fait des progrès, bien qu’aujourd’hui l’action volontaire de l’homme n’y soit plus pour rien. Remarquons en passant que cette action humaine n’a jamais dû, à aucune époque, s’exercer ici d’une façon aussi pernicieuse qu’on pourrait le supposer, du moins pour ce qui est du gros œuvre des monumens. Cette circonstance est due à l’emploi à peu près exclusif de la brique pour la maçonnerie de presque tous les grands édifices de l’Asie, depuis ceux de Babylone jusqu’à ceux de Samarkande. Ce mode de construction a empêché les civilisations de goûts divers qui se sont succédé et les populations qui ont vécu à l’ombre des monumens déchus d’y faire ce que les habitans du nord de l’Afrique et même d’une partie de l’Europe ont fait pour les plus belles œuvres de l’architecture romaine. Celles-ci, bâties en pierre, ont, pendant tout le moyen âge, servi de carrière aux constructeurs des masures environnantes. On sait comment les Vénitiens et les Génois ont contribué à raser ce qui restait de Carthage, en y venant, pendant des siècles, arracher les marbres utilisables pour l’ornementation de leurs palais. Au contraire, les briques, ne pouvant être détachées du ciment qui les englobe, et ne pouvant guère servir deux fois, ont été mieux respectées.

Mais, à défaut de l’intervention de l’homme, les élémens ont suffi pour ruiner l’œuvre des architectes. Pour donner un exemple de la fréquence des tremblemens de terre, je dirai que, pendant la courte durée des trois séjours que j’ai faits à Samarkande, en 1890 et en 1891, trois de ces phénomènes s’y sont produits. L’un d’entre eux, pendant une nuit du mois d’août 1890, fut assez violent, et les monumens de la ville en souffrirent gravement. Le lendemain, je revis avec le général Poukoloff, du corps du génie, sous-gouverneur de la province, quelques-uns des principaux édifices, et nous visitâmes notamment la Biby-Khaneh. Au moment de pénétrer sous le dôme central, dont la clé de voûte, depuis longtemps tombée, est remplacée par une grande brèche béante autour de laquelle rayonnent plusieurs larges crevasses semblables à des coups de sabre donnés par un géant, le général m’arrêta : — « Vous n’êtes pas marié ? me demanda-t-il en riant. — Non, Dieu merci ! — Moi non plus, reprit-il : nous pouvons entrer. » Nous entrâmes avec quelque circonspection, et même non sans une pointe de fierté que nous croyions légitime, ignorant l’étendue des