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uns et les autres sont suivis de contradicteurs à gages, dont le rôle consiste à opposer aux argumens de l’orateur des objections plus ou moins apparentes, pour se déclarer en fin de compte convaincus, réfutés et honteusement battus par son éloquence supérieure. Ces contradicteurs devaient être autrefois, selon toute apparence, un savant aréopage de docteurs indépendans, rivaux ou hôtes de l’orateur, ou peut-être des élèves attachés aux universités locales. Aujourd’hui, ils sont simplement payés à l’heure, et, pour les avoir au meilleur compte possible, ils sont recrutés d’ordinaire parmi les portefaix ou les malandrins les plus pauvres et les plus loqueteux de la ville. Et Dieu sait ce que ce superlatif implique de dégradation et de prodigieuse saleté dans une grande ville d’Orient ! Aussi leurs facultés oratoires sont-elles extrêmement bornées. Il suffit de jeter un coup d’œil sur leurs physionomies abruties ou bestiales, pour se rendre compte que la victoire académique sur de pareils adversaires ne doit pas peser lourd pour le bavard qui les écrase sous un flot de faconde. Leurs argumens se résument le plus souvent en des grognemens à peine articulés et diversement modulés. Ces grognemens indiquent tour à tour, par leur intonation, d’une façon graduée et suffisamment claire, une négation obstinée, une approbation réservée et défiante, mais que l’on peut supposer arrachée à force de logique, et finalement une admiration désordonnée. Cependant, malgré la pauvreté de cette mise en scène, ou peut-être précisément à cause de cette pauvreté, il est fort intéressant de constater à quel point un pareil spectacle attire et passionne la population environnante. Il est curieux de voir ces simples marchands d’un bazar d’Orient, les mêmes qui restent pendant toute une journée patiemment tapis au fond de leur échoppe où ils discutent à perte de vue un bénéfice final de cinq ou six sous, quitter toutes leurs affaires pour écouter avec ravissement des paradoxes aussi abstraits ; il est curieux de les voir, eux si âpres au gain, rester pendant des heures sourds à l’appel de leurs cliens, et même à celui des acheteurs étrangers les plus cousus de roubles, pour n’écouter que la voix du raisonneur nomade qui les captive. Vraiment, ces farouches habitans de l’Asie centrale, que l’éminent voyageur Vambéry, — le faux derviche, — et ses précurseurs, s’étaient complu à nous dépeindre comme de barbares coupeurs et marchands de têtes, presque uniquement occupés à trafiquer de leur sanglant butin, font preuve là d’un raffinement intellectuel extrême et bien inattendu pour nous. Assurément, les cours littéraires et philosophiques dont il s’agit n’ont qu’un lointain rapport avec ceux qu’ont professés, à la Sorbonne ou au Collège de France, les maîtres naguère goûtés, pour leur forme exquise, par l’élite de notre