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aborde la ville par le nord, par la route venant de Tachkent, ce qui est le côté par lequel l’ont atteinte et découverte les conquérans russes, après cette longue marche en avant qui, depuis Pierre le Grand, avait duré près de deux siècles à travers la steppe déserte.

Par là, le spectacle est saisissant, lorsqu’après avoir dépassé le tertre du Chah-Zindeh qui, jusqu’au dernier moment, masque la ville, on voit surgir pour ainsi dire de terre, comme au lever du rideau de quelque féerie prodigieuse, l’énorme ruine de la Biby-Khaneh, dont les coupoles éventrées, se détachant sur le ciel illuminé en été par le soleil, à travers le voile épais de poussière jaunâtre qui flotte sans cesse dans l’air, ressemblent à quelque construction babylonienne et préhistorique.

Au pied de cette ruine s’étalent les masures de la ville indigène actuelle, où paraît grouiller confusément une population de Pygmées. Plus loin, dans l’intervalle entre la masse de ce monument unique au monde, et le tombeau des femmes de Tamerlan, petite ruine monochrome surmontée d’un dôme peu apparent, on voit se dresser au second plan, avec une hardiesse inouïe, les tours et les façades du Reghistan, ce groupe de constructions qui semble avoir été rêvé par un architecte en délire, et dont les briques émaillées, d’un bleu lumineux, forment un décor étincelant. Enfin, à trois kilomètres en arrière, vers la gauche, on entrevoit à travers les arbres le dôme bleu turquoise du Gour-Émir, flanqué de la seule tour qui lui reste, tandis que, dans la verdure de l’oasis qui s’étale au loin, on distingue confusément, çà et là, un coin de coupole révélant quelque mosquée. Le fond du tableau est formé par l’admirable panorama des montagnes du Kohistan, dressant à six mille mètres de hauteur leurs sommets neigeux et inaccessibles.

En somme, l’impression générale qui se dégage de cette architecture d’Asie centrale est tout à fait différente de l’idée habituelle que nous avons de l’architecture orientale, opinion fondée sur les aspects des monumens arabes des bords de la Méditerranée. Dans ces derniers, il y a de la lumière, de la couleur, mais très peu de lignes, ou du moins les lignes n’y sont que fort accessoires. Bien peu d’entre ces monumens, merveilleux prétextes à effets de lumière, nous sembleraient dignes de la moindre attention si nous les regardions par un temps couvert, heureusement très rare dans les climats où ils se trouvent. Il en est ainsi également de presque tout ce qui touche à l’art des mêmes pays et à leurs habitans eux-mêmes.

Au contraire, en Asie centrale, les lignes existent. Il y en a, et des plus imposantes, dans les paysages plus grands que nature,