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volonté de la part du chef et d’attention de la part des artistes pour réaliser dans les conditions ordinaires, se produit à Bayreuth tout naturellement, par ce seul fait que la situation même de l’orchestre en atténue toutes les violences. Non-seulement l’invisibilité de l’orchestre favorise le chanteur en lui épargnant l’obligation de crier et en lui permettant de faire comprendre les paroles, elle a encore pour avantage d’accroître le prestige de l’illusion. Si l’orchestre est indispensable à la vie du drame musical, est-il utile que cet organe soit visible ? Un basson qui souffle, un contrebassiste qui frotte, un chef d’orchestre qui se démène, ne présentent pas un coup d’œil précisément enchanteur. La vue de l’orchestre nous rappelle que les plus mystiques sonorités sont produites par des agens matériels dont l’aspect n’a absolument rien d’éthéré. Si ce spectacle intéresse le dilettante au point de vue de la curiosité technique, il peut distraire l’attention du spectateur de l’objectif principal et nuire à l’illusion dramatique[1].

Wagner a voulu que toutes les facultés du spectateur fussent tendues vers la scène ; pour atteindre ce but, il emploie un moyen radical, mais efficace : au commencement de chaque acte on supprime la lumière, la presque obscurité se fait dans la salle, la scène seule reste éclairée.

Quand un amateur véritablement épris d’art entre au théâtre, c’est dans l’espoir de dépouiller sa propre existence pour vivre d’une vie idéale. Si nous étions sûrs, en prenant notre place, de pouvoir échanger notre personnalité pour « une autre » créée par la fantaisie de l’artiste, le but de l’art serait toujours atteint… à moins pourtant qu’un voisin gênant ne vînt brutalement faire évanouir notre rêve. Il suffit parfois d’une parole, d’un mouvement, d’un rien pour distraire notre attention. Alors, adieu l’illusion ! Le charme est rompu et le plaisir s’envole. L’obscurité dans la salle supprime la résistance qu’opposent les impressions extérieures à l’illusion scénique, à peu près comme la machine pneumatique, en faisant le vide, supprime la résistance de l’air. L’âme du spectateur qui se trouve ainsi arrachée au monde réel se précipite avec ardeur vers la fiction, se plonge avec amour dans l’irréel. En même temps qu’elle isole le spectateur et nourrit son attention en l’absorbant, la concentration de la lumière sur le point unique où le drame se déroule donne à l’illusion scénique une puissance irrésistible. Tout a disparu pour le spectateur, sauf la fiction, qui, en acquérant une extraordinaire intensité de relief

  1. Longtemps avant Wagner, Grétry avait conçu l’idée d’une salle d’opéra dont l’orchestre serait « invisible. » On en trouvera la description dans ses Essais sur la musique, t. III, ch. IV.