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de Dante. Nous n’en sommes pas humiliés. Ce n’est pas Ballanche qui les a fait naître ; mais on peut dire qu’il n’y a pas nui.

Enfin Ballanche n’a pas seulement inspiré, il a bien vraiment créé le catholicisme libéral. Le mot seul a été inventé après lui. Le catholicisme libéral, c’est la pensée même de Ballanche ; ç’aurait été sa formule, s’il avait été capable d’avoir une formule précise. Ce fut une belle intuition de sa part, et un bel effort de la part de ses successeurs. Il y avait là une immense bonne volonté, et, ne l’oublions pas, une touchante préoccupation patriotique. Il s’agissait de réconcilier la France traditionnelle et la France novatrice, au prix, à ce qu’il me semble, de beaucoup d’inconséquences, et à la faveur, je crois, de beaucoup d’équivoques ; mais il s’agissait cependant de faire cette réconciliation entre les deux Frances, en s’adressant à ce qu’il y avait de plus généreux, de plus pur et de plus désintéressé dans chacune d’elles. Il s’agissait de ne rien perdre du passé et de ne point trop contrarier et repousser le présent. Il s’agissait de persuader aux générations nouvelles de n’avoir point le mépris des générations anciennes, mépris funeste, et absolument destructeur, quand il est violent, de l’idée de patrie. Ce fut une œuvre d’amour, de charité, et, si l’on y tient, d’innocence ; infiniment respectable à ces trois titres, Ballanche en a eu l’idée. On peut même dire que, sans qu’il s’en soit peut-être très nettement rendu compte, ç’a été l’idée directrice de toute sa vie. Il a pu se dire en mourant (1847) que, s’il n’avait pas toujours, s’il n’avait pas été souvent compris dans sa vie, il voyait autour de lui, avant de disparaître, des successeurs que l’on comprenait du moins, si on ne les suivait pas, et qui tenaient une assez grande place dans le monde intellectuel.

Le nom de Ballanche restera attaché à ces trois ou quatre tendances ou essais de la pensée du XIXe siècle. Il y avait beaucoup de passé et beaucoup d’avenir dans son esprit. C’est qu’il y avait beaucoup d’amplitude et de compréhension dans sa pensée. Il reste très sympathique à la postérité, d’une puissance de séduction, même, très singulière et un peu inquiétante, sur certains esprits. C’est qu’il aimait, qu’il espérait, et qu’il n’était pas lumineux. Il offre ainsi un refuge encore cherché, encore chéri, encore jalousement défendu, à certaines âmes très tendres, qui aiment à aimer, qui aiment à rêver de choses douces et pacificatrices, à l’écart de la lumière crue et offensante des idées nettes.


EMILE FAGUET.