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christianisme et de la libre pensée dans la palingénésie morale, sociale et religieuse. Il écrit à la première page d’un de ses livres : « Je veux exprimer la grande pensée de mon siècle… » Exprimer est impropre, et la grande pensée n’est pas juste. Il aurait dû écrire : « Je vais brouiller toutes les grandes pensées de mon siècle dans un seul livre très séduisant. » Il y trouvait son plaisir et la satisfaction de sa conscience. Son plaisir était de penser en commun avec tous les hommes de son temps quels qu’ils fussent ; la sécurité de sa conscience consistait en ce qu’il ne croyait point rompre avec un passé qu’il chérissait et vénérait. Au fond, il n’avait point tort, et, s’il n’exprimait pas la grande pensée de son siècle, il représentait très bien l’état de pensée général en son temps. Ce qu’il cherchait à concilier logiquement dans son esprit était concilié par juxtaposition dans l’esprit de ses contemporains. Un peu de christianisme, un peu de progrès, un peu de liberté de pensée, et un peu de démocratie, un peu de haine et un peu de vénération pour le moyen âge, un peu d’horreur et un peu de respect pour la révolution, c’était de quoi était faite la pensée de beaucoup d’hommes de cette époque, et c’est de quoi était faite la sienne ; il n’y joignait qu’un grand effort pour se retrouver dans tout cela, peine dont les autres s’affranchissaient. Il dut plaire ; et il plut beaucoup. Il ne fut pas pris fort au sérieux ; mais il fut aimé. On lui était reconnaissant de tant de bonne volonté dans une candeur, du reste, parfaite. — Il fut aidé, d’ailleurs, dans sa tâche, par une qualité qu’il possédait à un degré surnaturel. Il était obscur au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Les conciliateurs doivent être obscurs. C’est quand on précise qu’on se rend compte, c’est quand on précise qu’on se comprend, c’est quand on se comprend qu’on ne s’entend plus. À lire Ballanche, on devait s’entendre. Il rendait le service à ses lecteurs de voir dans ses livres à peu près tout ce qu’ils voulaient. Rien n’est difficile, rien n’est impossible, et je viens de m’en apercevoir, comme de ramasser Ballanche en quelques idées générales approximativement intelligibles. Je ne crains pas de l’avoir trahi ; je suis sûr que je l’ai trahi ; je suis sûr que je l’ai faussé, seulement à vouloir m’en rendre raison ; tout au moins je l’ai certainement dénaturé ; car sa nature est d’être insaisissable. Il fuit à la prise et glisse au lien. Il s’échappe à lui-même. À chaque instant, il nous en prévient avec la loyauté qui le rend si aimable : « Ceci n’est pas clair ; mais je ne puis pas tout dire à la fois ; cela s’expliquera plus tard. » Et cela ne s’explique jamais. Comme tous les esprits obscurs, en y ajoutant les malins qui le font exprès, il procède toujours par digression. « Mon livre est un jardin anglais, » dit-il. Il n’a pas osé dire un labyrinthe. Cela séduisit. On