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Qu’on prenne d’un autre côté des questions qui ont certes une importance croissante dans nos affaires comme dans les affaires de bien d’autres pays, toutes ces questions sociales, ouvrières, devenues l’obsession des sociétés nouvelles. On ne les a pas créées sans doute, elles existaient, elles couvaient pour ainsi dire dans nos démocraties européennes ; on les a traitées avec imprévoyance, on a contribué à les aggraver et à les envenimer. Depuis bien des années déjà, un peu par calcul, avec l’arrière-pensée de conquérir les masses, un peu par une impatience fiévreuse et confuse de progrès, on s’est plu à multiplier les lois incohérentes, les encouragemens irréfléchis et les excitations. On a cru assurer aux travailleurs la liberté et les moyens de bien-être auxquels ils avaient le droit de prétendre ; on n’a pas servi le plus souvent les vrais travailleurs, on a donné des armes à ceux qui les organisent pour l’agitation et qui les exploitent. On a laissé ainsi se former cette situation troublée, aiguë, où Carmaux n’a été qu’un exemplaire et le prélude de toutes ces grèves qui pullulent encore à l’heure qu’il est, du nord au midi, qui sont aussi meurtrières pour les ouvriers que pour les patrons. S’il y a une chose claire et certaine, c’est que la faiblesse du gouvernement a fait la gravité de la grève de Carmaux et qu’il n’est pas de ministère aujourd’hui qui ne soit obligé de se défendre de ces faiblesses, de prendre des mesures, de s’armer pour assurer la liberté du travail aussi bien que la paix publique. Eh bien, sur quoi s’appuiera M. le président du conseil pour « maintenir l’ordre partout, » pour « gouverner, » comme il le dit ? Ira-t-il traiter avec M. Clemenceau des affaires des grévistes et de l’ordre public ? Il est forcément conduit à s’appuyer sur d’autres alliés qui ont l’instinct du gouvernement. De sorte que par toutes les voies on est ramené à cette nécessité de prendre un parti, de se séparer des radicaux, de chercher la force là où elle est, parmi ceux qui veulent la paix ouvrière aussi bien que la paix religieuse. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, à la liquidation de cette triste affaire de Panama se lie désormais la liquidation de toute une situation morale et politique, où un gouvernement sérieux ne peut s’établir qu’en faisant alliance avec tous les sentimens libéraux et conservateurs pour garantir la sécurité intérieure, pour relever la dignité et la bonne renommée de la France à l’extérieur.

Le moment où nous sommes est de toute façon assez singulier pour l’Europe autant que pour la France elle-même. Rien ne s’interrompt, mais rien ne se dessine bien nettement dans la marche des choses. Les affaires des autres pays, aussi bien que nos propres affaires, se traînent à travers les difficultés et les malaises intérieurs, les surprises et les incidens scabreux, au milieu d’une situation générale qui reste à peu près stationnaire. Elles sont provisoirement dans une de ces périodes d’attente où les gouvernemens semblent pour le moins