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où nous sommes comme engagés et engrenés est chrétienne. « Le génie chrétien est devenu le génie social. » Telle est la pensée religieuse où Ballanche semble s’être arrêté. Elle est très conforme à ses idées générales. Sa théorie de l’initiation devait l’y mener. Il devait arriver à considérer le christianisme comme un orphisme supérieur, qui répand un certain nombre de bienfaits sur l’humanité, mais qui lui aussi fait son temps, et est effacé par une religion nouvelle plus ouverte et plus large. Cette religion n’est que lui-même, sans doute, lui-même élargi et agrandi, mais c’est cependant une religion nouvelle, capable d’admettre, de recueillir et de féconder toutes les idées modernes, et de suivre et de diriger le progrès. Ballanche a caressé cette conception avec tendresse et avec timidité. Il ne l’a jamais formellement déclaré. Il avait trop de modestie mêlée à son orgueil et trop de douceur d’âme à travers les fugitives audaces de sa pensée. C’était un fondateur de religion sans énergie, sans mépris de l’adversaire, et sans acharnement dans ses idées. Ce n’était pas un fondateur de religion. Mais il en avait pourtant quelques traits. Il avait de l’onction, de la tendresse et de la subtilité. Il a esquissé une conception du christianisme accommodé au siècle qui sera reprise après lui. Il a laissé à cet égard une trace dans les esprits beaucoup plus forte peut-être qu’on ne croit.


VI

Tel fut à peu près cet homme singulier, qui est un curieux spécimen de la génération de 1800. C’était un esprit spécieux et inconsistant, une très belle imagination et un très bon cœur. Par suite de quoi il a voulu, ou a inconsciemment désiré, concilier toutes choses. Il fut éminemment conciliateur ; christianisme, progrès, liberté et démocratie, étant idées qui circulaient dans le monde en son temps, se sont donné rendez-vous dans son esprit et dans ses œuvres, cherchant à s’ajuster les unes aux autres, prenant chacune plus ou moins de place selon les temps et les circonstances, mais ne s’excluant jamais les unes les autres, et semblant toujours à ses yeux sur le point de s’accorder pour jamais dans une synthèse définitive et triomphante. Il n’est point négateur, comme les Chateaubriand, les de Maistre et les Bonald, il n’est point ; comme eux, ni taquin, ni insolent, ni superbe. Profondément optimiste, ce qu’il croit, en bon sens quotidien, c’est que tout finira bien par s’arranger sans qu’on ait rien de précieux ni de cher à sacrifier. Cela devient, en méditations solennelles et théories d’apparat, la doctrine de la fusion du