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ramenant encore et l’éteignant enfin avec le dialogue même. Telle est, vous le savez, la nouvelle manière : en musique, les interlocuteurs n’ont plus guère à faire que les gestes ; l’orchestre parle pour eux. Les plus jolis détails abondent en ce premier acte et mettent le tableau dans son cadre : c’est le goûter des enfans, le mouvement de valse accompagnant le départ pour le bal, surtout c’est le motif (instrumental toujours) annonçant l’entrée de Charlotte. À l’aimable fille, elle sied bien, l’aimable phrase, aimable sans afféterie, avec franchise, avec un accent rythmique délicieux d’enjouement et d’originalité. Mais voici mieux que des détails, voici en des pages pénétrantes l’âme des personnages elle-même ; de Werther d’abord, et cette âme se manifeste tout de suite par un des sentimens qui la possèdent : le sentiment de la nature. Le héros de Goethe est mort d’avoir trop aimé non-seulement Charlotte, mais la nature, et de ne l’avoir pas, elle non plus, possédée. Souvenez-vous qu’il était homme à porter le deuil de deux tilleuls abattus. Rappelez-vous sa tendresse pour les choses, son aspiration à se fondre, à se perdre en elles. « Ami, quand j’ai les yeux fixés sur tous ces objets, et que ce vaste univers va se graver dans mon âme, comme l’image d’une bien-aimée ; alors, je sens mes désirs qui s’enflamment, et je me dis à moi-même : — Ah ! si tu pouvais exprimer ce que tu sens si fortement ! » Le Werther de M. Massenet a pu l’exprimer avec poésie, même avec enthousiasme, avec la faiblesse aussi d’une âme que la sensation non moins que le sentiment domine. Tout ce que chante le jeune homme sur le seuil de la maison, par cette belle matinée, tout ce que chante avec lui l’orchestre est un hommage, un hymne à la nature encore plus qu’à l’amour. Ce violoncelle solo, puis ce violon, ces vols de harpes, ces tenues de notes claires, ces trilles de flûtes, ce chant d’extase sur un accompagnement qui tremble, tout cela sent l’été, le blé mûr, le houblon, la vigne grimpante et la fraîcheur de l’eau. Tout cela, c’est un paysage reflété par une âme, ou plutôt non, qui la reflète, l’absorbe, et le dernier appel du promeneur ébloui : Soleil, viens m’inonder de tes rayons ! monte comme une bouffée de printemps en un cerveau grisé de lumière et de parfums.

Cette page est belle. Une autre, le retour de Werther et de Charlotte au clair de lune, l’est peut-être encore davantage. Mais je crains que traduite, et par de pauvres mots, la musique de M. Massenet, comme le craignait Henri Heine pour sa poésie, traduite également, paraisse un clair de lune empaillé. À ceux qui ne l’ont pas entendu, comment décrire, et comment rappeler aux autres ce dessin exquis de trois notes, posé mollement à des hauteurs diverses, avec la douceur d’un souffle, la lueur d’une étoile et le mystère de la nuit ? Oh ! le délicieux orchestre, que les flûtes font pur, les violoncelles tendre et les harpes