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demeure, en exile ses filles, leur avouant bassement que son âme est de celles qui se cramponnent à la vie (et quelle vie ! ), au lieu de se préparer à la quitter noblement.

Égoïstes aussi, avec la grâce et l’ingénuité de leur jeunesse blonde, mais égoïstes, les vingt ans de Thérèse et les dix-huit ans d’Alice. Leur mère, qu’elles croyaient non pas morte, mais quelque chose de pis, leur mère revient, et, de son retour, elles aperçoivent l’intérêt futur et pratique avant d’en ressentir la joie irréfléchie et généreuse. Telle ne sera jamais leur joie ; leurs petites âmes, trop longtemps closes, ne peuvent plus que s’entr’ouvrir. En vain elles entoureront de leurs bras celle dont jamais elles ne furent embrassées ; en vain elles lui diront : « Nous savons qui vous êtes et vous êtes maman. » Il est trop tard ; ces lueurs ne deviendront ni lumière, ni foyer, et c’est dans une demi-clarté du cœur, mêlée de tristes ombres, que s’ébauchera cette imparfaite reprise d’une mère qui a désappris la tendresse, par des enfans qui ne l’apprirent jamais.

Il est trop tard, voilà la conclusion pénible, mais forcée, où marche la comédie de M. de Curel, et où elle atteint, tout droit et sans broncher. Et si grand est le talent de l’auteur, si forte et si juste sa pensée, que, parti de l’invraisemblable et, je le veux bien, du faux, il arrive à la vérité. Que dis-je, il y arrive ! C’est elle toujours, elle seulement qu’il rencontre à chaque pas sur son chemin, oh ! je le sais, un chemin douloureux et qui passe à travers des ruines. — « Moi, dit Anna, devant le vide affreux de mon cœur, je mesure ce qui m’est à jamais refusé. Depuis longtemps, je savais ce qu’il en coûte de supprimer en soi les sentimens que Dieu y a mis ; on en souffre tant qu’on les garde et l’on reste inconsolable de les avoir perdus. » — La pièce est là tout entière : en voilà le sujet, le développement et la moralité. Qu’elle est tristement vraie, l’impuissance de cette maternité désenchantée à se retrouver, à se ressaisir, et quel dénoûment fut jamais plus amer et plus logique aussi ? Il fallait qu’une telle mère emmenât de telles filles, mais qu’elle les emmenât ainsi, presque sans autre joie pour les enfans que le plaisir d’échapper à une situation fausse, sans autre bonheur pour elle-même que le pâle et froid bonheur du devoir et de la bonté. — « Être bon, dit à sa mère une des deux jeunes filles, c’est encore une façon d’aimer. — À moins, répond Mme de Grécourt, que ce ne soit chez les âmes orgueilleuses une façon hautaine de rendre à la vie le bien pour le mal. » — Et chacun, à la fin de la comédie, sera traité selon son mérite, selon la nature et le degré de son égoïsme. Le père demeurera dans une de ces intimités qui sont pires que le pire abandon. Les jeunes filles trouveront auprès de leur mère, ou plutôt grâce à elle, les avantages et le genre de bonheur qu’elles ont espéré, ou calculé. — « Je suis, leur dit Anna, comme les vieux saules creux ; le