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soupçonnant son rôle, elles se voient avec dépit compromises par elles-mêmes, par le renom de folie de leur mère et par la vie commune avec une compagne suspecte. Soudain une voiture s’arrête. Leur vieil ami Bagadais en descend et leur présente sans la nommer une visiteuse. Mais à peine celle-ci éloignée pour un instant, il la nomme, et les deux sœurs en éprouvent d’abord moins d’émotion que de surprise. Pourtant elles se rapprochent peu à peu de cette mère qui ne se déclare pas, elles l’entourent gentiment de leurs bras, et de leur voix redevenue enfantine l’appellent maman. Anna se trouble, s’attendrit, mais sans se rendre encore. Après ses filles elle revoit son mari et elle le revoit méconnaissable, affaibli, avili. Comment d’un aussi triste personnage a-t-elle pu garder, non pas un regret, mais seulement un souvenir ? Et que lui veut-il aujourd’hui ? Pourquoi l’a-t-il rappelée après vingt ans, ce risible mari, ce père méprisable ? Il le lui avoue avec une bassesse ingénue : pour lui rendre leurs filles, dont la présence entrave la liberté de ses séniles amours. À son tour enfin, Mme de Raon paraît devant Anna, et de l’insignifiante maîtresse comme du ridicule époux, elle se joue avec ironie, l’hôtesse hautaine, l’invitée d’un jour.

D’un jour ? — Ses filles l’auront-elles vainement appelée maman ? Avec l’habitude d’aimer en a-t-elle perdu jusqu’à l’instinct, et son cœur ne revivra-t-il pas ?

Si, mais d’une faible et languissante vie. Enhardies par la présence de leur mère, les deux jeunes filles disent à Mme de Raon des vérités insolentes ; à leur père lui-même, elles tiennent tête et signifient leur volonté ou de garder leur mère ou de partir avec elle. Et Grécourt ayant, sur ces entrefaites, appris de Bagadais que sa femme n’eut jamais à se reprocher la moindre faiblesse, en éprouve une sorte de malaise et presque de regret. Envers l’épouse irréprochable, envers ses filles elles-mêmes, il se sent plus coupable, surtout coupable plus piteusement, et comme Anna pour rien au monde ne demeurerait auprès de lui, que lui-même d’ailleurs ne se sent ni la force ni l’envie de rompre avec Mme de Raon, Mme de Grécourt repartira pour Vienne, emmenant ses filles. Mais elle les emmènera sans joie, par affectueux intérêt, plus que par tendresse passionnée et vraiment maternelle. Et l’ironique visiteuse, prenant congé de son hôte, lui laisse ce mélancolique adieu : « J’étais venue le cœur pauvre ; je m’en vais, le cœur un peu enrichi ; merci de votre gracieuse invitation. »

Telle est cette œuvre supérieure, comédie de caractères, qu’une seule raison empêche d’être parfaite : la difficulté d’en admettre le point de départ. Eh ! oui, je l’entends bien, la question préalable, et chacun de nous se l’est posée après le premier acte : c’est le cri de la pauvre reine en appelant à toutes les mères. Les mères en effet