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« Qu’est-ce que ces hommes-là ont donc en eux pour qu’on ne puisse jamais leur en vouloir ? — Ils ont leur cœur. » — Et la comédie a son cœur aussi, comme le héros. Elle a je ne sais quelle sensibilité d’autrefois, elle a cette donnée touchante, cette jolie interversion des rôles paternel et filial, que résume le mot d’André au comte : « Je ne suis plus ton fils, je suis ton père. » Et par cette réciproque tendresse, entre le père et le fils, quelles que soient leurs fautes, le rapport essentiel, éternel, le lien des cœurs est sauvegardé. Il est rompu au contraire dans une comédie classique, à laquelle par antithèse le Père prodigue peut faire songer : l’Avare. Et voyez comme ici M. Dumas, cet implacable, ce justicier, nous apparaît moins amer, moins âpre que Molière. L’Avare aussi met aux prises un père et un fils, et nous les montre en rivalité d’amour. Mais entre eux le conflit est poussé jusqu’au tragique, jusqu’à l’atroce même, et la nature y est outragée, parce que entre eux se dresse un vice odieux, meurtrier de toute affection, tandis qu’entre le comte de La Rivonnière et son fils, il n’y a que des torts, les torts d’une âme légère et non pas vile, d’une âme prodigue, c’est-à-dire d’une âme coupable seulement d’avoir trop donné, mais capable au moins de donner encore, toujours, et de se donner elle-même. Voilà par où la comédie de Molière est plus profonde, plus pénible aussi, et la comédie de M. Dumas plus aimable. Voilà pourquoi, dans celle-ci, la belle, très belle scène du quatrième acte entre e père et le fils n’atteint pas et ne devait pas atteindre à la cruauté des scènes entre Harpagon et Cléante. Voilà pourquoi, même au plus vif de la crise, André et le comte n’échangent pas de ces mots irréparables, de ces traits qui font plus que blesser le cœur et la tendresse, qui les tuent : « Je te donne ma malédiction. — Je n’ai que faire de vos dons ! » Les erreurs d’un La Rivonnière peuvent bien troubler et, comme nous le disions, intervertir les affections naturelles ; le vice d’un Harpagon les corrompt dans leur source et les tarit.

J’ai goûté fort inégalement les interprètes du Père prodigue : beaucoup M. Le Bargy, fils sérieux et grave ; très peu M. Febvre, père un peu dépourvu de grâce, de légèreté, de cordialité, de bonté, dans un rôle fait de tout cela, de bonté surtout. Mme Pierson, au contraire, est une Mme Godefroy cordiale et bonne, et M. Berr, le plus futé des petits laquais. J’aimerais que Mlle Marsy (Albertine de La Borde) eût une diction plus nette, un jeu plus large, qu’elle parlât moins vite et fît de son lorgnon un plus modeste usage, et j’aimerais aussi que M. Prudhon ne jouât dans le répertoire de M. Dumas fils que le clerc de notaire de Francillon.

L’Invitée, de M. de Curel, a réussi avec un éclat qui n’est au-dessus ni de son mérite, ni de notre attente. Après la plus qu’austère étude de dévotion qui s’appelait, assez désagréablement d’ailleurs, l’Envers