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Amschaspands et Darvands, dans les Réflexions sur les Évangiles, ce qu’au contraire M. Roussel y déplore ; et, là même où M. Roussel ne voit que le progrès croissant d’une incrédulité qu’il regrette, c’est là que M. Spuller, au contraire, voit d’année en année Lamennais s’affranchir des anciennes contraintes. Mais, au fond, n’est-ce pas la même chose qu’ils appellent de noms différens ? et sous ces noms différens, ce qu’ils s’accordent tous deux à reconnaître, n’est-ce pas, à vrai dire, la continuité, la logique intérieure, et l’unité de la vie et de la pensée de Lamennais ? Grâce au seul mouvement des idées, par cela même et par cela seul que depuis une quarantaine d’années de nouveaux événemens ont jeté sur l’histoire du passé des lumières toutes nouvelles, cette espèce de contradiction qui scandalisait autrefois les amis de Lamennais, ou qui les embarrassait, a vraiment cessé d’en être une, et personne aujourd’hui n’oserait dire que Lamennais se soit renié lui-même. « Il s’est continué ; » selon le mot de M. Spuller ; « il n’a point changé ; » trop raide, au surplus, et trop cassant même pour être capable de changement, et dans ses « variations » ou dans ses « contradictions, » il suffit qu’on y regarde assez attentivement pour ne voir enfin « qu’évolution. »

Nous pouvons maintenant nous rendre compte de l’énigme ou du paradoxe de sa réputation ; et c’est d’abord qu’aujourd’hui même encore nous retrouvons partout la trace de son influence. Un de ses amis lui reprochait une fois, — ou plutôt il ne le lui reprochait pas, mais il lui faisait observer, — que le christianisme de ses Réflexions sur l’Évangile n’était pas celui de ses Réflexions sur l’Imitation ; et Lamennais lui répondait : « C’est que l’Imitation, comme le christianisme du moyen âge, dont elle est la plus parfaite expression, ne s’occupe que de l’individu, point de la société : elle tend à séparer les hommes des hommes par une sorte d’égoïsme spirituel, qui fait que chacun, dans la solitude et dans la quiétude, ne s’occupe que de soi, de ce qu’il appelle son salut… L’Évangile, au contraire, pousse à l’action, à tout ce qui rapproche les hommes et les dispose à concourir à une œuvre commune, qui n’est autre que la transformation de la société… Il y a un monde entre ces deux tendances et entre ces deux esprits. » Que si son œuvre a donc été, comme on l’a vu, de travailler de tout son effort au triomphe de l’esprit de l’Évangile sur l’esprit de l’Imitation, on peut dire qu’il a consacré toute sa vie à préparer la solution de l’un des plus grands problèmes du siècle. Non-seulement il a mieux vu que personne le danger croissant de l’individualisme, non-seulement il a constitué le parti catholique, et non-seulement enfin il a dégagé du christianisme même l’élément démocratique, ou presque socialiste, qu’il contient en effet ; mais, à vrai dire, il a comme incorporé sa personne tout entière à une grande controverse dont l’histoire