Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 115.djvu/69

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans l’intelligence des choses supérieures. Bossuet est « immobile ; » mais il a reconnu que Dieu ne l’est pas quand il a dit « que Dieu n’a pas voulu livrer chez les Hébreux le dogme de l’immortalité de l’âme aux grossières interprétations d’une multitude trop charnelle. » Voilà l’indication. La vérité, immuable dans le sein de Dieu, parce qu’elle y est complète, est mobile et progressive dans la communication que l’homme en obtient, parce qu’il ne la reçoit que proportionnée à ses forces, comme aussi à ses mérites : « La religion faite pour l’homme dans le temps est sujette à la loi du progrès et de la succession. Elle se manifeste successivement, Lorsque Dieu a parlé dans le temps, il a parlé la langue de l’homme et du temps. L’esprit contenu dans la lettre se développe et la lettre est abolie. »

Voilà le pas franchi. Ballanche admet qu’il peut y avoir un christianisme nouveau, un christianisme moderne, que de nouveaux interprètes peuvent abolir la lettre et dégager l’esprit, c’est-à-dire faire dire au christianisme tout ce qu’ils voudront ; et du moment qu’il l’admet, c’est naturellement qu’il le désire. Ballanche est désormais un chrétien libre, disciple de Jésus comme on est disciple de Socrate ou d’Épictète. Cela est permis ; mais ce n’est plus au Ballanche de 1801 ou de 1815 que nous avons affaire, et il a fait beaucoup de chemin. Il l’a fait insensiblement et sans bien s’en apercevoir, d’une progression douce et lente, d’une initiation solitaire, d’une auto-initiation, si l’on veut me permettre ce mot, sourde, à demi inconsciente, et surtout obscure, comme il arrive à ces hommes qui s’enveloppent volontiers de brumes propices et aiment à marcher dans la douceur paisible et dangereuse des crépuscules. Il a été amené où il est maintenant par sa théorie du progrès qu’il embrassait d’une foi aussi vive que sa religion même ; par les idées démocratiques qui circulaient autour de lui ; par la fascination aussi que la Révolution française a exercée sur lui, jointe à cette idée qu’un grand fait est nécessairement une grande idée, et que vingt-cinq ans de bouleversemens européens doivent être le signal providentiel d’une nouvelle façon de penser ; par son orgueil de philosophe enfin, orgueil doux, mais profond, qui peu à peu lui persuadait qu’il était appelé à être un des grands interprètes ici-bas de la parole de Dieu, un initiateur, l’Orphée ou le Tirésias du XIXe siècle.

Car tout à l’heure il côtoyait l’hérésie ; voici qu’il va parler, discrètement et obscurément, comme toujours, mais voici qu’il va parler en fondateur de religion. On ne quitte une religion que pour en fonder une ; on ne quitte la ruche que pour essaimer. Ceci est l’idée la plus originale et la plus nette de Ballanche, qui, du reste, n’a pas eu d’idées nettes ; mais c’est ici, du moins, qu’il a fait le