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sont pas les affaires, c’est le souci de savoir comment je dois m’y prendre pour faire ma cour. »

Il se croyait sûr de sa reine ; mais est-on jamais sûr d’une femme, surtout quand elle est rusée comme une bohémienne ? Elisabeth avait du goût non-seulement pour les fromages du duché de Parme, mais pour tout homme qui en venait et lui apportait un peu de son air natal. Un Parmesan arrivait-il à Madrid, Alberoni s’inquiétait et n’avait pas de cesse qu’il ne l’eût déconsidéré ou éloigné. Mais personne ne le tenait plus en alarme que la nourrice de la reine, qu’il traitait de harpie. Il était jaloux de la confiance, de l’amitié, que lui témoignait sa maîtresse et il la soupçonnait de le desservir en secret, d’intriguer contre lui. Cette nourrice, a dit Saint-Simon, était une grosse paysanne du pays de Parme, « qui avait de l’esprit, de la ruse, du tour, des vues à travers la grossièreté extérieure de ses manières, » et il assure que Dubois se servit d’elle pour perdre Alberoni dans l’esprit de la reine et le faire chasser. Telle était la situation de ce ministre omnipotent : il avait à lutter contre la quadruple alliance et à se défendre contre une nourrice, et voilà le sort des favoris.

Il supporta vaillamment sa chute, car il vécut trente ans encore. Mais en vain avait-il dit que le sage se contente de peu, qu’il ne faut vivre que pour soi et pour quelques amis, que le grand monde est un lieu de confusion, un tohu-bohu, una sinagoga, d’où l’on est heureux de sortir, qu’il était satisfait de son destin, qu’il emploierait agréablement son temps à cultiver sa petite vigne, il s’aperçut bien vite que sa petite vigne ne lui suffisait pas, et après avoir gouverné une grande monarchie, il éprouva le besoin de s’occuper de broutilles, et il en retira peu d’honneur. Deux choses ont toujours manqué au fils du jardinier de Plaisance, l’élévation d’esprit et la dignité du caractère. Dans une lettre qu’il adressait au comte Rocca, le 6 février 1709, se trouve un mot qui résume assez bien sa philosophie : « Le monde, écrivait-il, n’est plein que d’ordures et de misères et il faut savoir en faire son profit. » Il ne connaissait ni les répugnances ni les dégoûts, et quand il fouillait dans la hotte aux balayures pour y trouver son bien, le cœur ne lui souleva jamais. Sa philosophie était celle d’un brasseur d’affaires ; il faut quelque chose de plus pour faire un grand homme d’État.


G. VALBERT.