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des rapports. Il s’acquitta à merveille de sa mission, car tous les moyens lui étaient bons. Pour dépister les curieux, cet abbé s’était travesti en soldat italien, au service de la France, et il eut toujours le goût des travestissemens et des manèges. On pourrait définir Alberoni un agent secret qui, devenu premier ministre, a appliqué à la grande politique les procédés louches et les pratiques suspectes de son premier métier. Ce poisson avait croupi trop longtemps dans l’eau fangeuse, il ne s’est jamais dégorgé.

Les agens secrets réduisent la politique à l’intrigue ; mais quoi qu’en ait dit Figaro, l’intrigue n’est pas toute la politique, et les petits moyens appliqués aux grandes affaires sont souvent un leurre. Certains métiers non-seulement rapetissent l’esprit, ils diminuent et dépriment le caractère. Alberoni s’était maintenu dans la faveur du duc de Vendôme par ses souplesses de courtisan, par une complaisance adroite et inventive, qui ne répugnait à rien, et il avait pris l’habitude de passer par les portes dérobées, qui sont toujours des portes basses. Je ne sais plus quel diplomate disait un jour à un personnage interlope, qui avait eu la main dans une importante négociation, sans que son nom eût jamais été prononcé : « Vous travaillez dans l’ombre, c’est plus commode et plus sûr ; mais je n’envie pas votre sort ; j’aime à répondre de ce que je fais. » Ce sont les grandes responsabilités qui tout à la fois rendent les hommes d’État circonspects et sages et ennoblissent leur ambition ; il y a des jeux qui dégradent le cœur de l’homme quand ils ne sont pas dangereux. Alberoni, ce joueur fataliste, a dit plus d’une fois « que nous ne sommes que des marionnettes dans la main de Dieu. » Il avait été longtemps une marionnette dans les mains de son maître ; plus tard, il fut directeur de fantoccini, et ses pantins furent un roi et une reine dont il tenait les fils, sans jamais se montrer et sans avoir à répondre de rien. Lui aussi a toujours travaillé dans l’ombre.

Sa situation à Madrid était vraiment étrange. Il n’avait pas d’autre qualité officielle que celle de résident du duc de Parme, et ce chargé d’affaires d’un principicule italien était devenu de fait premier ministre d’Espagne sans en avoir le titre. Il n’était point en place ; il n’avait en apparence aucun emploi, ne remplissait aucune fonction politique. Il écrivait le 18 février 1715 : « De tous les postes de cette monarchie, je ne donnerais pas cinq sous monnaie de Plaisance ; je ne suis pas ministre de la » reine, mais de son père. » Ainsi à Madrid encore, il ne faisait que de la politique occulte. Il était omnipotent, décidait de tout et n’avait à répondre de rien.

Une situation si bizarre était nécessairement fort précaire, et il ne pouvait s’y maintenir qu’à force de petites intrigues et de tours d’adresse. Il sentait bien lui-même que sa fortune était bâtie en l’air,