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que ses soupes au fromage, ses ragoûts étranges et ses bouffonneries ne lui furent point inutiles pour conquérir les bonnes grâces de ce gourmand qui aimait à rire.

Une autre opinion généralement admise est qu’Alberoni, devenu le maître de l’Espagne, ne sut qu’intriguer, brouiller les affaires, qu’il forma de vastes projets qu’il était incapable d’exécuter, que mal prit à ce volereau de faire le voleur, que ce corbeau voulant imiter l’aigle demeura empêtré dans la toison de la brebis. Il avait juré de détruire l’état de choses constitué par la paix d’Utrecht, de chasser les Autrichiens d’Italie, de rendre à l’Espagne ses anciennes possessions. On s’accorde à dire que cet aventurier alluma follement une guerre où il eut toute l’Europe contre lui, et qu’ayant perdu la partie, son roi désillusionné le mit à la porte comme on chasse un intendant infidèle qui a causé la ruine d’une grande maison. C’est ainsi que le jugeait Saint-Simon, sur la foi des notes et des papiers que lui avait communiqués Torcy.

On lui a rendu depuis plus de justice. On a reconnu qu’il n’était pas un simple aventurier, que peu de temps lui avait suffi pour supprimer beaucoup d’abus, pour réformer les finances de l’Espagne, pour lui donner une flotte et une armée, que ses projets n’étaient point absurdes, puisque d’autres les ont exécutés après lui, qu’au surplus, s’il aimait à brouiller, il vivait dans un temps où tout le monde brouillait. Il n’en est pas moins vrai qu’Alberoni était un homme d’État fort incomplet et qu’il précipita l’Espagne dans une fâcheuse aventure. Il a été malheureux et il l’a été par sa faute. Il n’avait pas su préparer son entreprise, et les grands politiques ont tous approfondi l’art des savantes préparations. Quand il s’est mis en campagne, il n’avait point d’alliés. Comme l’a dit Saint-Simon, il se repaissait de chimères. Il se flattait que les événemens seconderaient ses desseins : il se figurait que l’empereur serait obligé de se battre longtemps avec les Turcs ; il comptait sur l’assistance des Hollandais, sur la neutralité du régent, il allait jusqu’à s’imaginer que Charles XII et Pierre le Grand feraient la paix et se ligueraient ensemble pour lui venir en aide. Les hommes d’État qui fondent leurs calculs sur de simples espérances donnent leur mesure. Un diplomate belge, M. le baron Nothomb, avait dit de M. de Bismarck à ses débuts : « Sera-t-il Alberoni ou Richelieu ? » M. de Bismarck n’a point été un Alberoni ; il ne s’est jamais repu de chimères, personne ne l’a surpassé dans l’art de préparer ses entreprises et jamais il n’a bâti sur des espérances.

Un professeur à la Faculté des lettres de Lyon, M. Emile Bourgeois, vient de publier, d’après le manuscrit conservé au collège de San-Lazare, les lettres intimes que, pendant quarante ans environ, Alberoni écrivit en français d’abord, plus tard en italien, au comte Rocca,