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Une voie nouvelle est donc indispensable.

Dans un autre ordre d’idées, on peut supposer que l’État hésite à faire le sacrifice de 60 millions qu’il a de lui-même consenti. Cette hésitation a de quoi surprendre, pour peu que l’on se livre aux rapprochemens suivans. Les améliorations des ports de Londres, de Liverpool et de Glascow ont coûté, jusqu’à ce jour, 500, 400 et 120 millions. La Belgique a dépensé 150 millions pour Anvers ; la Hollande, 360 pour Rotterdam et Amsterdam ; l’Allemagne, 170 pour Hambourg. Les dépenses effectuées depuis 1836, en France, pour la mise en état des trois ports principaux, ont été de 131 millions au Havre, de 40 à Bordeaux et de 87 à Marseille. En présence de pareils chiffres, est-on vraiment fondé à déclarer inabordable une entreprise de 80 millions, — dont la ville, la chambre de commerce de Marseille et le département des Bouches-du-Rhône supporteront le quart, — alors que les Anglais ne reculent pas devant les sommes bien autrement considérables que coûtera la jonction de Manchester à la mer ?

Il est enfin une dernière objection que l’on s’est naturellement dispensé de formuler, mais qui pèse du poids le plus lourd sur les destinées du projet.

On craindrait que la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, qui dessert aujourd’hui Marseille à l’exclusion de toute autre entreprise de transport[1], ne se vit enlever par l’établissement d’un canal une importante fraction de son trafic. De là une diminution notable des recettes ; de là aussi un appel correspondant aux ressources de la garantie d’intérêts. Tel est sans doute le spectre que l’on se plaît à faire surgir devant les yeux des ministres intéressés, et cette apparition contribue à les paralyser ; il y a tout au moins lieu de le supposer.

Ainsi que cela a été prouvé au cours des divers congrès de navigation intérieure, notamment à celui de Francfort-sur-le-Mein et tout récemment encore au congrès qui vient d’avoir lieu à Paris, ce danger est purement chimérique. Les voies navigables et les chemins de fer sont destinés non à se supplanter, mais à se compléter ; entre les uns et les autres s’effectue un partage naturel d’attributions. Les canaux ne peuvent convenir qu’aux matières lourdes, encombrantes et de peu de valeur, à celles-là même que les compagnies de chemins de fer sont obligées d’admettre sur leurs rails, pour ainsi dire, par devoir et sans en retirer de

  1. Une grande faute économique a été commise en 1865, quand on n’a pas permis à la compagnie du chemin de fer du Midi de pénétrer jusqu’à Marseille. Actuellement, la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée enserre cette ville de tous côtés, et une concurrence par voie ferrée est devenue impossible.