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que tout engageait à se regarder comme frères. Groupes religieux, groupes nationaux, presque partout, chez cet animal querelleur qui s’appelle l’homme, la cohésion a été en raison directe des heurts ou des froissemens du dehors. Si aucun groupe humain n’a présenté une consistance égale à celle d’Israël, c’est qu’aucun n’a subi pareille compression.

Ici, comme partout, le passé explique le présent. Le sentiment juif, fortifié par des siècles de souffrances et d’anxiétés communes, se perpétue, par une sorte d’atavisme, là même où il n’est pas fomenté par les tracasseries ou les inquiétudes du présent. Il survit jusque chez les Juifs dégagés de la tradition d’Israël et intimement incorporés aux nations modernes. Combien restent Juifs sans rien garder de la loi mosaïque ! Arsène Darmesteter, racontant comment il avait perdu la foi de ses aïeux, disait à un ami : « Je ne me suis pas pour cela détaché du judaïsme ; il est pour moi comme une autre patrie[1]. » J’aime ce mot et ce sentiment. Je comprends mal l’homme qui, après avoir, partagé la foi d’une Église, après lui avoir dû les aspirations les plus hautes et les émotions les plus suaves de son adolescence, ne lui garde plus dans son cœur un souvenir attendri. Cela me paraît le fait d’un esprit étroit, ou d’une âme sèche. Tous les chrétiens dont la foi s’est ébréchée aux rocs de la route et aux cailloux du chemin n’ont pas, pour cela, pris en aversion la douce éducatrice de leur enfance. J’en sais qui, à travers leur scepticisme de tête, lui conservent un attachement de cœur. Cela se rencontre ailleurs que chez les fils d’Israël. C’est encore un des côtés par lesquels nos protestans français se peuvent rapprocher des Juifs. Qui de nous n’a connu de ces protestans détachés du dogme de la Réforme et qui, par leur intérêt pour la Réforme et les réformés, n’en demeurent guère moins protestans ? Pour eux aussi, la religion est comme une autre patrie et, chez eux aussi, l’esprit de confraternité survit à la ruine des croyances. Pourquoi ce sentiment est-il, en France, plus fréquent chez le protestant que chez le catholique ? C’est que nos protestans ont longtemps formé une société à part et longtemps, eux aussi, souffert en commun ; c’est qu’ainsi que les Juifs, ils sont chez nous en minorité, et que l’esprit de solidarité est, en tout pays, un des traits les plus marqués de la psychologie des minorités religieuses, si bien que ce que nous disons, en France, des protestans, on pourrait le dire, en Prusse ou en Angleterre, des catholiques.

Laisserons-nous enseigner que, pour être patriote, il faut borner

  1. Journal des Débats du 24 avril 1890, article de M. L. Havet.