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nous ne pouvons devenir Russes, Polonais, Roumains, que nous sommes Juifs et ne pouvons être que Juifs, me confiait un de ces étudians qui viennent chercher à Paris les diplômes qu’on leur refuse en Russie, comment ne pas nous demander si nous ne faisions pas fausse route ? Puisqu’on persiste à nous considérer comme un peuple, et qu’on nous déclare inassimilables, pourquoi n’examinerions-nous pas si nous ne pourrions redevenir une nation ? On ne nous laisse pas le choix. Nous essayions de sortir de notre exclusivisme, et l’on nous y ramène de force ; on nous chasse des villes et des campagnes chrétiennes pour nous reconduire à nos juiveries ; on nous barre l’entrée des collèges et des universités, autant dire l’accès de la civilisation. En Occident même, là où les lois d’exception étaient abolies d’ancienne date, on entend des voix bruyantes en réclamer le rétablissement. Pourquoi ne rejetterions-nous pas ceux qui nous rejettent, et ne mettrions-nous pas notre orgueil à rester ou à redevenir nous-mêmes ? Qu’est-ce après tout qui empêche Israël de renaître ? La religion se perd dans notre jeunesse ; la nationalité survit. Laissons à leur sort les Juifs d’Occident en train de se fondre avec les peuples modernes. Ne pourrions-nous, là où nous sommes en nombre, sur les terres russes, polonaises, roumaines, constituer une nationalité vivante au milieu des nations qui se disputent la suprématie de l’Est ? Pourquoi même ne pourrions-nous pas coloniser la Palestine et la Syrie, reconstituer un État juif, retrouver au moins, comme les Grecs, un centre national indépendant, où il nous serait loisible de vivre selon nos lois et nos mœurs, conformément à notre génie historique ? Après tout, il est peut-être vrai que, pour le Juif, la patrie des autres ne sera jamais qu’une belle-mère et non une mère, — a step-fatherland, comme dirait un Anglais. »

Le vœu mis jadis par G. Eliot sur les lèvres de Mordechaï, je l’ai ainsi entendu formuler plus d’une fois. Il faisait sourire lors de l’apparition de Daniel Deronda. Il mérite aujourd’hui d’être traité moins légèrement, parce que les Juifs de l’Est ont beaucoup souffert depuis lors, et que leurs souffrances et leurs appréhensions rendent à nombre d’entre eux le désir d’être indépendans des chrétiens, d’avoir un pays, un territoire à eux[1]. Ce rêve d’un État juif prendra-t-il jamais corps ? Je n’oserai dire non ; si malaisé que cela soit, cela n’est pas impossible. La question vaudrait d’être examinée, et je le ferai peut-être un jour. Mais quand les Juifs

  1. Il s’est publié beaucoup de brochures à ce sujet, outre les écrits de feu Laurence Oliphant ; je citerai entre autres : Die Jüdische Unabhängigkeit ; von Isch-Berlin. (Berne, 1892.)