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Pour les Juifs qui n’y sont pas nés, la France devient facilement une patrie d’élection. Un israélite écrivait naguère : « L’homme est libre de se choisir une patrie. Il n’est pas attaché à la glèbe comme un serf, ou attaché au sol comme un arbre[1] ! » Ainsi raisonnent, aujourd’hui, bien des hommes qui ne sortent pas tous de Jacob. Ce n’est point de cette manière que nous l’entendons, nous autres, Français de la vieille France. Pour nous, la patrie est quelque chose d’autre, et quelque chose de plus. Nous ne l’avons pas plus choisie que nous n’avons choisi notre mère ; et en changer nous semble presque aussi difficile que de changer de mère. Il se trompe, ce Juif ; nous nous sentons attachés à la terre de France, comme un arbre tient au sol, par toutes ses racines et ses fibres vivantes. La patrie nous est antérieure ; c’est elle qui nous a portés et nourris ; nous lui appartenons, nous sommes liés à elle d’un lien indissoluble. Nous faisons corps avec elle ; elle est la chair de notre chair, l’âme de notre âme ; ou mieux, nous sommes sa chair et ses membres. Nous ne concevons pas que nous puissions être autre chose que Français ; elle n’entre pas dans notre cerveau, l’idée de troquer, contre une autre, notre vieille patrie française. Et cela n’est pas, chez nous, orgueil de race ou gloriole nationale. La France vaincue ne nous en est que plus chère. Elle serait détruite, elle serait partagée comme la Pologne, cette belle et noble France, que nous ne saurions confondre avec les politiciens qui l’exploitent ; elle viendrait, par impossible, à périr comme État, que nous ne nous en sentirions pas moins Français, que nous resterions, devant l’étranger, fidèles au souvenir de la morte, la sentant toujours vivante en nous, conservant sans fin l’espérance de la voir ressusciter. Nous lui dirions, comme le psalmiste à Jérusalem : « Que ma langue se colle à mon palais, si je t’oublie, ô France ! » Et ce sentiment ne nous est pas particulier, à nous, Français, fils d’une si douce mère et si glorieuse patrie ! Ainsi ont senti, jusque dans leurs abaissemens et dans la servitude, nombre de nations chrétiennes, grandes et petites, témoin l’Italie, la Pologne, l’Irlande, la Hongrie, la Roumanie, la Grèce. Que dis-je ? n’est-ce pas l’exemple que nous a donné tout le premier le Juif, demeuré si longtemps et si obstinément fidèle à la colline de Sion ? le Juif, qui, durant tant de siècles, a gardé les yeux tristement attachés aux murs en ruine de la cité de David ?

Se choisir une patrie, — si impie que nous semble pareille liberté, — c’est pourtant, il faut bien le reconnaître, un droit que des Juifs ne sont plus seuls à revendiquer. Avec le va-et-vient croissant de nos fourmilières humaines autour de notre petite boule

  1. M. Weill, le Lévitique, introduction, p. 51 ; Paris, 1891.