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Sephardim qui se vantaient, dans l’exil, de s’être alliés aux plus orgueilleuses familles de l’Hispanie.

Les Askenazim, de beaucoup les plus nombreux, ont d’ordinaire été moins favorisés. La plupart ont été affublés de noms allemands qui n’ont rien de flatteur. Lors des partages de la Pologne, la Prusse et l’Autriche, qui avaient dans leur lot la Pologne proprement dite, obligèrent, toutes deux, leurs nouveaux sujets juifs à prendre des noms de famille allemands[1]. Vienne et Berlin désiraient se servir des Juifs pour germaniser la Pologne. Des familles qui avaient des noms slaves ou hébreux (j’en connais plusieurs) durent les échanger contre des appellations à forme germanique qu’elles gardèrent lorsque Varsovie fut enlevée à la Prusse, et quand la Pologne de la Vistule passa au tsar. Les fonctionnaires prussiens ou autrichiens offraient aux Juifs trois ou quatre catégories de noms qui étaient, dit-on, tarifés selon leur degré d’élégance ; les noms de bêtes étaient gratuits ; les noms d’arbres ou de fleurs devaient se payer[2]. Toujours est-il que, pour être allemands, la plupart de ces noms de Juifs n’en sont pas moins presque aussi reconnaissables que des noms hébreux, n’étant guère usités, en Allemagne même, que dans les familles de souche israélite. Ils s’attachent à elles comme une étiquette indélébile que l’eau du baptême ne lave point. Il en est à peu près de même des noms de villes ou de bourgades, fort répandus chez les Juifs de tout pays et de toute provenance[3]. Ces noms hébreux ou allemands qui sont, pour eux, comme un signalement de judaïsme collé à leur personne, on comprend que les israélites cherchent à s’en défaire. Beaucoup, en effet, les ont rejetés, en Allemagne surtout, les remplaçant par des noms moins significatifs. Autrement, plus d’un Juif célèbre eût peut-être eu peine à conquérir la renommée. Ainsi Boerne ne s’appelait pas Boerne. Ludwig Boerne s’appelait Loeb Baruch ; et si Karl Marx eût gardé le nom de ses pères, Karl Marx se fût nommé Mordechaï. Je regrette, pour l’inspirateur de l’Internationale, ce déguisement aryen ; j’aurais voulu voir si Mordechaï fût devenu aussi aisément le prophète du collectivisme.

  1. En France également, sous Napoléon, en 1808, il fallut faire prendre, à tous les Juifs, des noms de famille. Plus récemment, on a eu le tort de ne pas veiller à ce que les Juifs d’Algérie, prématurément naturalisés en 1871, prissent des noms français.
  2. Les noms d’animaux peuvent aussi se rattacher à la tradition biblique et faire allusion aux tribus d’Israël et à la bénédiction de Jacob à ses fils. (Genèse, XLII, V. et suivans.) Lion, Lyon, en allemand Lœwe, Loeb, rappelle la tribu de Juda ; Cerf, Hirsch, diminutif Herschell, celle de Nephtali ; Loup, Wolf, celle de Benjamin.
  3. A noter en passant : Certaines familles ont tiré leur nom des enseignes de leur boutique ou de leur maison de commerce ; ainsi Rothschild, l’écusson rouge.