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correspondance, ou pour leurs livres de commerce. Je ne sais si le gouvernement russe ne leur en a point parfois fait défense.

La vieille langue n’en perd pas moins du terrain ; elle n’est guère moins menacée que le latin, et pour des causes analogues. À mesure que s’ouvrent pour eux nos écoles, les Juifs sont obligés de faire à l’hébreu moins de place dans l’éducation. Quelques-uns voudraient même le bannir de la synagogue, au risque de rabaisser la dignité du culte. À nombre de Juifs d’Occident, il faut déjà, pour suivre le service divin, des livres de prières en langue vulgaire ; beaucoup ne savent plus lire les vénérables caractères de l’hébreu, même avec les points-voyelles. Au rebours de leurs pères, ils ont des paroissiens où les chants liturgiques sont transcrits en lettres gothiques ou latines. Dans la plupart des synagogues d’Occident, la langue locale, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, a conquis sa place, jusque dans les offices solennels, à côté de la langue de la Thora. Le temps est loin où les rabbins se scandalisaient de voir Moïse Mendelssohn traduire le Pentateuque en allemand. Les Juifs ont aujourd’hui, presque partout, pour leurs offices liturgiques, des traductions des Psaumes ou des Prophètes ; et en certains pays, en Angleterre, par exemple, ils ont cherché, dans leur version des livres saints, à se rapprocher de la version en usage dans les églises chrétiennes. J’ai connu, il y a peu d’années, un jeune Israélite de Berditchef aspirant au rabbinat, qui était venu à Paris, avec l’intention de prêcher en hébreu dans nos synagogues : force lui fut d’y renoncer ; on ne l’eût pas compris. Il lui fallut garder ses conférences hébraïques pour sa Schule de Petite-Russie : là on le comprenait ; mais la police, défiante de son éloquence en langue morte, suspendit ses discours[1]. Quant aux livres, la censure impériale a des spécialistes pour l’hébreu, comme elle en a pour les autres langues de l’empire. Des écrivains, des poètes hébreux modernes ont eu l’honneur de voir leurs ouvrages prohibés. Je possède moi-même un recueil de poésies hébraïques, tout récent, qui a été saisi en Lithuanie. Et la précaution n’est pas inutile. C’est qu’en effet, en Russie, en Pologne, en Roumanie, là où les Juifs vivent en groupes compacts, isolés par la loi et par les mœurs, là où toute l’instruction est restée talmudique, où les petits Juifs sont mis en face des textes sacrés dès l’âge de cinq ou six ans, l’hébreu est demeuré le principal, sinon l’unique véhicule des idées. Ramené au ghetto, ou

  1. « J’allais, vers le soir, à la synagogue, m’écrivait-il, en 1889 ; c’était la fête de Hanouka. L’on m’avait engagé à prononcer un discours en l’honneur des Machabées, dont nous célébrons ce jour-là la mémoire. Les Israélites se rendaient en foule à la cérémonie, lorsqu’elle fut tout à coup interdite par le préfet de police. Nous eûmes beau nous rendre chez lui, impossible de le fléchir. »