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commentaires du fameux Raschi (Rabbi Salomon Ben Isaac) et des glossateurs ou tossafistes de l’école de Champagne, on a cru retrouver les qualités françaises de netteté, de clarté, de bon sens, de raison. Toujours est-il que le Juif des florissantes communautés de Champagne, de Languedoc, de Provence, était complètement francisé : sa langue n’était pas un patois hébreu, c’était le français de France, langue d’oc ou langue d’oil. La plus ancienne élégie française, et dans sa simplicité la plus belle peut-être, a été versifiée dans une juiverie à la lueur d’un bûcher. C’est la complainte de Rabbi Jacob, sur les treize martyrs brûlés à Troyes, en 1288. Je n’en sais pas de plus touchante[1]. Non contens de parler le français, les Juifs émigrés ou chassés de France avaient porté notre langue, avec eux, au-delà de la Manche et au-delà de la Meuse. Le français semble avoir été à une certaine époque la langue des Juifs d’Angleterre et des Juifs des bords du Rhin. Les gloses sur le Talmud des Juifs allemands du moyen âge fourmillent de mots français transcrits en caractères hébreux. Beaucoup de Juifs d’Allemagne proviennent en effet des anciennes juiveries de France, de façon que, en repassant d’Allemagne en France, les Juifs d’outre-Rhin peuvent, comme les descendans des huguenots, s’imaginer qu’ils rentrent au pays de leurs ancêtres. Pour le Juif, n’a pas craint de dire un Israélite, « la France n’est pas une patrie improvisée dans la fièvre d’une heure généreuse, c’est une patrie retrouvée[2]. »

Au-dessus de leur langue vulgaire, — français, espagnol, allemand, italien, — les Juifs, les rabbins surtout, ont toujours cultivé la langue de la Thora. L’antique idiome de la Palestine était pour eux ce qu’était le latin pour les chrétiens ; comme le latin, les gens instruits le parlaient, l’écrivaient. Des deux langues mortes, celle qui a gardé le plus de vie est l’hébreu, bien que, en tant que langue locale usuelle, il fût mort avant que le latin ne fût formé ; — l’hébreu, remplacé en Palestine par l’araméen ou chaldéen,

  1. Écrite en caractères hébreux, cette élégie française a été découverte, transcrite et publiée par le regretté Arsène Darmesteter (voyez ses Reliques scientifiques : Élégie du Vatican sur l’autodafé de Troyes (1288) :
    « Deux frères y furent brûlés, un petit et un grand ;
    Le petit fut ébahi du feu qui ainsi prend,
    Et il dit : « Haro ! je brûle tout ! » — Et le grand lui apprend
    Et lui dit : « A paradis seras, j’en suis garant ! .. »
  2. M. James Darmesteter, Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif. — On prétend retrouver la trace de cette origine française dans un des noms les plus fréquens chez les Juifs allemands, Dreyfuss. Ce nom serait tout simplement une corruption de Trévoux, l’ancienne capitale du pays de Dombes, qui possédait, au moyen âge, une nombreuse colonie juive.