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chez les nations chrétiennes, qu’après des siècles d’exil, ils en parlent encore la langue. Cette langue du vieux pays, transmise avec soin à leurs enfans, était pour eux comme une relique vivante de la patrie perdue. Le Juif s’y était attaché, il l’avait faite sienne. Cela est particulièrement vrai des Sephardim, plus raffinés et plus lettrés que leurs frères du Nord. L’Espagne avait été pour eux une nouvelle terre promise. Ils en chérissaient la langue, ils avaient gardé pieusement dans leur exode le mâle parler de leur « cruelle patrie, » ainsi que s’exprimait un fils de marranes, don Miguel de Barrios. En Hollande, où ils avaient trouvé un abri, les coreligionnaires de Spinoza se plaisaient encore, sur la fin du XVIIe siècle, à cultiver leur ancien castillan, se délectant à l’écrire en vers et en prose[1]. Cela n’a pas empêché les Sephardim de devenir, avec le temps, Hollandais, Allemands, Anglais, Français. Ne connaissons-nous pas, chez des réfugiés d’un autre sang et d’une autre foi, d’aussi touchans exemples d’attachement à la langue maternelle ? N’est-ce pas ainsi que nos huguenots français chassés par Louis XIV ont conservé, pendant des générations, le culte de la langue de leurs pères ? — ce qui, hélas ! ne les a pas empêchés, eux non plus, de devenir Prussiens, Suisses, Anglais, Néerlandais, voire Boers.

Comment ne pas faire ici une réflexion attristante ? C’est que, vers le milieu du moyen âge, les Juifs étaient plus nationalisés, ils étaient moins étrangers parmi nous que deux ou trois siècles plus tard, quand on les eut enfermés dans le ghetto italien ou dans la carrière de Provence. Juifs et chrétiens avaient alors, à peu près, le même genre de vie ; ils exerçaient les mêmes métiers[2], ils parlaient la même langue, ils portaient les mêmes vêtemens, ils avaient, sauf pour la religion, les mêmes usages. Si elle n’eût été violemment interrompue par les ordonnances vexatoires, ou par les décrets d’exil, l’assimilation des Juifs, au lieu de commencer à la révolution française, eût pu s’achever dès la Renaissance.

Cela n’est pas seulement vrai des Juifs d’Espagne et d’Allemagne ; il en était de même de ceux de France ou d’Italie. Ils étaient Français, Italiens ; ils parlaient français, italien[3]. La France, elle aussi, France du Nord, France du Midi, était devenue, pour les Juifs, une patrie. Les Juifs de France semblent même, dès cette époque, avoir pris quelque chose de l’esprit français. Dans les

  1. Voyez (Revue des Études juives, avril-juin 1880) la Relation de los poetas y escritores de la nation judayca ; Amstelodama, par Daniel Levi de Barrios. (Cf. M. Kayserling : Sephardim : Romanische Poesien der Juden in Spanien.)
  2. On le voit encore par les voyages de Benjamin de Tudèle.
  3. Encore aujourd’hui, la majorité des Juifs de Corfou parlent italien ; car c’est d’Italie qu’ils sont venus à l’ancienne Corcyre.