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que la moitié de sa vie sans le moindre accident ! .. Ce n’est pas d’ailleurs la seule fois que nous voyons ce grand homme de génie se porter ainsi à des résolutions extrêmes et inexplicables, par suite de terreurs chimériques. Il prend la fuite en 1494, à l’approche de Charles VIII et parce qu’un joueur de luth du nom de Cardiere lui a conté un songe mystérieux. Il prend la fuite en 1529, alors qu’il dirige les fortifications de Florence assiégée ; il abandonne son poste devant l’ennemi, sur l’avis de « quelqu’un venu du côté de la porte Saint-Nicolas : je ne sais s’il est venu de Dieu ou du diable, » mande-t-il ingénument à son ami Battista della Palla ! L’épisode de Rome, en avril 1506, appartient évidemment à la même catégorie des égaremens de l’âme sombre et tourmentée de Buonarroti.

Il m’est impossible de ne pas mettre aussi au compte de ces égaremens l’étrange interprétation qu’il a toujours donnée à la proposition de Jules II, concernant la chapelle Sixtine. C’est Bramante, disait-il (et il l’a affirmé encore dans sa vieillesse) qui a perfidement insinué le projet au pape : on lui tendait un piège, en cherchant d’imposer au sculpteur la tâche d’un peintre ; on lui préparait un échec prévu et désiré… Il avait cependant lui-même, et de son propre gré, déjà en 1504, avant de venir à Rome, avant toute perfidie de Bramante, défié le plus grand peintre du siècle, composé, en concurrence avec Léonard de Vinci, son carton célèbre de la Guerre de Pise. Et ce carton avait aussitôt excité l’admiration du monde, était, à ce moment même, la haute école à laquelle s’instruisaient tous les jeunes talens ; Vasari cite parmi ceux-là Ridolfo Ghirlandajo, Andréa del Sarto, Francia Bigio, Pontormo, et certain élève du Pérugin du nom de Raphaël Santi. En vérité, il ne fallait pas d’infernale intrigue pour faire penser au Rovere que l’auteur de la Guerre de Pise, pour la salle du grand Conseil au Palazzo Vecchio, pourrait bien attacher quelque chef-d’œuvre à la voûte glorieuse de la Sixtine…

On sait les démarches multipliées de Jules II auprès de Michel-Ange d’abord, auprès de la seigneurie de Florence ensuite et du gonfalonier Soderini, pour ramener l’artiste à son studio de Rome. Le cardinal de Pavie, Alidosi, favori omnipotent du Rovere, en même temps que grand admirateur de l’artiste florentin, s’emploie avec zèle aux négociations. Rien n’y fait ; Buonarroti demeure toujours aigri, apeuré, impaurito, comme s’exprime Soderini dans une lettre au pape ; et un jour le gonfalonier apprend que l’artiste négocie avec le sultan Bajazet II, par l’entremise des moines franciscains : il veut aller construire un grand pont à Péra ! .. Et pourquoi pas ? Gentile Bellini n’a-t-il pas été le peintre officiel du conquérant de Constantinople ? N’est-il pas revenu avec des « cadeaux